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de leurs voisins, sans les cris de colère qui répondirent à son appel. Dans son état d’affaiblissement et de fièvre, les éclats furieux lui firent l’effet d’une hallucination et d’un cauchemar affreux où se mêlaient sa condamnation inattendue, les tortures de la soif, les salves tirées à quinze pas, et le coup qui lui tranchait la tête. — « Ouvrez la porte ! » cria-t-il. « Ouvrez, au nom de Dieu ! »

Une voix exaspérée lança de l’intérieur un : — « Entrez, entrez donc ! Cette maison vous appartient. Tout le pays vous appartient. Entrez et prenez-la ! »

— « Pour l’amour de Dieu ! » soupirait Ruiz.

— « Est-ce que tout le pays n’appartient pas aux patriotes ? » poursuivait la voix derrière la porte. « N’êtes-vous pas patriote ? »

« Gaspar Ruiz n’en savait rien.

— « Je suis blessé », fit-il machinalement.

Tout se tut à l’intérieur. Renonçant à tout espoir d’accueil, Gaspar Ruiz resta couché sur le seuil de la porte. Il était parfaitement insoucieux de ce qui pouvait lui arriver. Toute sa conscience semblait s’être concentrée sur son cou, où il ressentait une douleur vive. Son indifférence à son sort était absolue.

« Le jour se levait quand il s’éveilla d’un sommeil fiévreux ; la porte qu’il avait heurtée dans la nuit était grande ouverte et une jeune fille penchée sur le seuil se tenait des deux bras au chambranle. Allongé sur le dos, Gaspar Ruiz la regardait. Elle avait des yeux très sombres dans un visage pâle ; ses cheveux d’ébène tombaient contre ses joues blanches ; ses lèvres étaient pleines et rouges. Derrière elle, il vit une autre tête à longs cheveux gris et un vieux visage maigre, avec une paire de mains anxieusement nouées sous le menton.