Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/293

Cette page n’a pas encore été corrigée

perçut les claquements de mille paires de mains comme une averse de grêle passant dans le lointain. Le profond silence qui s’établit le rappela à lui.

Un tramway, pareil à une longue cage de verre avec des gens assis la tête en pleine lumière, courait vivement à soixante pas de l’endroit où il avait été assailli. Puis une seconde voiture passa, et une autre encore, en sens inverse. Le public se dispersait et s’éloignait du kiosque à musique, pour s’engager dans l’allée par petits groupes bavards. Assis très droit, le Comte essayait de songer avec calme à ce qui venait de lui arriver. La laideur de cet attentat lui coupa de nouveau le souffle. Autant que j’en puis juger, il était écœuré de lui-même. Je ne veux pas dire de sa conduite. Évidemment, si je devais me fier à la mimique qu’il m’en avait donnée, sa conduite avait été parfaite, tout simplement. Non, ce n’était pas cela. Il n’avait pas honte. Il était écœuré d’avoir été l’objet d’un pareil mépris, plutôt que du vol même. Sa placidité avait été lâchement secouée. C’en était fait du regard bienveillant et serein qu’il avait, toute sa vie durant, jeté sur le monde.

Pourtant, à ce moment encore, avant que le fer n’eût pénétré trop loin, il put encore, à force de raisonnement, retrouver une équanimité relative. Et à mesure que s’apaisait son agitation, il prit conscience d’une faim violente. Oui, il avait faim ; l’émotion lui avait donné une véritable fringale. Il quitta son banc, marcha quelques minutes et quittant les jardins, se trouva devant un tramway arrêté, sans savoir très bien comment il était arrivé là. Il entra dans la voiture par une sorte d’instinct somnambulique. Il eut la chance de trouver dans la poche de son pantalon une piécette de cuivre pour le conducteur. Le tramway s’arrêta, et, en voyant en descendre tous les occupants, il descendit aussi. Il reconnut la Piazza San Fernandino, mais ne s’avisa évidemment pas de prendre un fiacre pour se faire