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V


Gaspar Ruiz qui tordait sans peine les barreaux de sa geôle, fut mené avec les autres prisonniers vers le lieu de son exécution sommaire. « Toute balle a sa destinée », dit le proverbe. Tout le mérite des proverbes tient dans la concision et le pittoresque de l’expression. Leur influence s’exerce par la surprise produite sur notre esprit. En d’autres termes, nous sommes frappés et convaincus par le choc.

Ce qui nous surprend, c’est la forme et non pas la substance. Les proverbes sont de l’art, et de l’art à bon marché. De façon générale, ils sont inexacts, quand ils n’énoncent pas de vulgaires platitudes, telles que : « Mieux vaut un demi-pain que pas de pain du tout ! » ou « d’une heure ou une minute, on manque aussi bien le train ! » Certains sont simplement imbéciles, tandis que d’autres sont, immoraux. Celui-ci, sorti du cœur naïf du grand peuple russe : « L’homme décharge la pièce, mais Dieu mène le boulet ! » paraît pieusement atroce, en contradiction amère avec la conception reçue d’un Dieu compatissant. Ce serait, à coup sûr, une occupation assez contradictoire, pour le protecteur du pauvre, de l’innocent et du déshérité, que de pousser le boulet vers le cœur d’un père de famille, par exemple.