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Je me souvenais. Son vieux visage, si beau et si frais pour son âge, si calme de n’avoir pas subi les marques de dures épreuves, prit un instant un air égaré. Ce fut bref, comme l’ombre d’un nuage qui passe. Je fixai sur lui un long regard, en avalant une gorgée de café noir. Il commença son récit, avec une précision systématique et un ordre serré, pour ne pas laisser sans doute l’émotion le troubler.

En quittant la gare, il avait pris une glace et lu le journal dans un café. Puis il était rentré à l’hôtel pour s’habiller et manger de bon appétit. Après le dîner, il s’attarda dans le hall, où il y avait des tables et des chaises, à fumer son cigare ; il parla à la petite fille du Primo Tenore du théâtre de San Carlo, et échangea quelques mots avec « l’aimable dame » qui était la femme du Primo Tenore. Il n’y avait pas de représentation ce soir-là, et ces gens allaient comme lui à la Villa Nazionale. Ils sortirent de l’hôtel. Très bien.

Au moment de suivre leur exemple, — il était déjà neuf heures et demie, — il se souvint qu’il avait une assez grosse somme dans son portefeuille. Il entra au bureau, et en déposa la majeure partie entre les mains du caissier. Ceci fait, il prit un carozella, et se fit mener à la mer. Il quitta sa voiture, et entra à pied à la Villa, par le bout du Largo de Vittoria.

Il me regardait fixement. Et je compris combien il était impressionnable. Le moindre fait, le moindre événement de cette soirée restait gravé dans sa mémoire comme s’il eût été doué d’une signification mystique. S’il ne me dit pas la couleur du cheval qui tirait le carozella et l’aspect du cocher, ce fut, de sa part, simple omission, due à une agitation qu’il contenait avec courage.

Il était donc entré à la Villa Nazionale par le bout du Largo de Vittoria. La Villa Nazionale est un jardin public dont les pelouses, les fourrés et les corbeilles de