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qui restait sombre et morose. Il redoutait que les prisonniers soulevés ne prissent la fuite. D’ailleurs, il n’y avait rien à craindre de semblable, et je me tenais moi-même devant la fenêtre, l’épée à la main. Lorsque la force de Gaspar Ruiz les eut remis à la raison, les captifs s’approchèrent de lui un à un, en tendant le cou vers le seau que le géant inclinait sur leurs lèvres., avec un air singulier de charité, de douceur et de compassion. Cet aspect de bienveillance était l’effet de l’attention qu’il apportait à ne pas perdre d’eau, et de sa posture sur le bord de la fenêtre ; si l’un des prisonniers s’obstinait à garder les lèvres collées au bord du seau après que Gaspar avait dit : « Assez ! » il n’y avait ni tendresse ni douceur dans le coup de pied qui le renvoyait courbé en deux et gémissant dans l’intérieur de la cellule, où il culbutait deux ou trois de ses camarades avant de retomber lui-même. Ils revenaient tour à tour vers lui ; on aurait dit qu’ils voulaient mettre le puits à sec avant de mourir, car les soldats, amusés par la distribution méthodique de Gaspar Ruiz, apportaient gaiement les seaux à la fenêtre.

Quand l’adjudant parut dans la cour, après sa sieste, il y eut de beaux cris, je vous l’affirme. Et le pis, c’est que le général attendu ne vint pas au château ce jour-là.

Les hôtes du général Santierra exprimèrent le regret unanime qu’un homme si fort et si patient n’eût pas été sauvé.

— Il ne le fut pas par mon entremise, reprit le général. Les prisonniers furent conduits au terrain d’exécution une heure avant le coucher du soleil. Démentant les appréhensions du sergent, Gaspar Ruiz ne donna aucune peine. On n’eut pas besoin d’avoir recours à un cavalier armé d’un lasso pour le maîtriser, comme un taureau sauvage du campo. Je crois qu’il s’en alla les bras libres au milieu des autres prisonniers ligotés. Je ne le vis pas ; je n’étais plus là. J’avais été mis aux