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Cette nuit-là, allongé sur le dos, les mains sur les yeux, ou couché sur le ventre, le visage enfoui dans les coussins, le général d’Hubert fît tout le pèlerinage des émotions. Écœurant dégoût devant l’absurdité de la situation, doute de sa propre aptitude à la conduite de la vie, défiance de ses meilleurs sentiments (que diable avait-il besoin d’aller chez Fouché ?), il connut tout cela tour à tour. — Je suis un idiot, ni plus ni moins, se dit-il. Un idiot, susceptible. Parce que j’ai entendu deux mécontents parler dans un café... Je suis un idiot qui a peur des mensonges, alors que dans la vie la vérité compte seule !

Il se leva à diverses reprises, et marchant en chaussettes pour n’être pas entendu, but toute l’eau qu’il put trouver dans la nuit. Il connaissait les tourments de la jalousie. Elle épouserait un autre homme. Son âme tressaillait d’angoisse. La ténacité de ce Féraud, l’atroce insistance de cette brute imbécile l’accablaient avec la force terrifiante d’une impitoyable destinée. D’Hubert tremblait en reposant le pot à eau. — Il finira par m’avoir, se dit-il. Il goûtait toutes les émotions que la vie peut donner. Il sentait dans sa bouche le goût subtil et nauséeux de la peur, non pas de la peur excusable devant un regard candide et amusé de jeune fille, mais la peur de la mort, et la peur de la lâcheté que connaît l’homme d’honneur.

Si le véritable courage consiste à affronter un danger odieux, dont la seule pensée fait cabrer notre corps, notre cœur et notre âme, le général d’Hubert eut l’occasion de le mettre en pratique pour la première fois de sa vie. Il avait avec ivresse chargé batteries ou carrés d’infanterie, et, sans même y penser, porté des messages sous des grêles de balles. Son rôle, aujourd’hui, était de marcher en tapinois, au lever du jour, vers une mort obscure et révoltante. Il n’hésita pas un instant. Il portait deux pistolets dans un sac de cuir qu’il