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— Votre cause est-elle bonne, au moins ?

— Je suis parfaitement innocent.

Et, saisissant le bras du chevalier au-dessus du coude, il lui infligea une brusque secousse :

— Il faut que je le tue ! siffla-t-il, puis ouvrant la main, il descendit la route.

Les attentions délicates d’une sœur très aimante avaient assuré au général une parfaite liberté de mouvements dans la maison dont il était l’hôte. Il avait même sa propre entrée par une petite porte percée au coin de l’orangerie. Aussi n’eut-il pas, ce soir-là, à dissimuler son agitation devant la calme ignorance de ses hôtes. Il en fut heureux. Il lui semblait que, s’il devait ouvrir la bouche, ce serait pour éclater en imprécations affreuses et vaines, pour saccager les meubles, briser les verres et la vaisselle. En ouvrant sa porte particulière, et en gravissant les vingt-huit marches d’un escalier tournant qui donnait accès au couloir où s’ouvrait sa chambre, il vit se jouer une scène horrible et humiliante, où un fou furieux aux yeux injectés et à la bouche écumante faisait des dégâts inouïs et brisait les objets inanimés qui peuvent se trouver dans une salle à manger bien ordonnée. Quand il franchit la porte de son appartement, la crise était passée, mais sa fatigue physique était telle qu’il dut s’appuyer au dossier des sièges pour traverser la pièce, et s’affaler sur un divan bas et large. Sa prostration morale était plus grande encore. Cette brutalité de sentiments qu’il n’avait connue qu’en chargeant l’ennemi sabre en main, stupéfiait cet homme de quarante ans, qui n’y reconnaissait pas la furie instinctive de sa passion menacée. Car, dans son épuisement mental et physique, cette passion s’éclaircissait, se distillait, se raffinait en un sentiment de désespoir mélancolique, à l’idée de devoir mourir peut-être, avant d’avoir appris à l’adorable fille à l’aimer.