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chez les demi-soldes. De la canaille, tout cela ; d’anciens compagnons d’armes d’Armand d’Hubert. Mais un d’Hubert se souciera-t-il de gens sans existence ? Mieux encore, je pourrais envoyer prévenir le maire du village par mon beau-frère. Il n’en faudrait pas plus pour faire assaillir les trois brigands à coups de fléaux et de fourches, et pour les faire flanquer dans un bon fossé bien creux et bien humide. Personne n’en saurait rien. On l’a fait, à moins de quatre lieues d’ici, à trois pauvres diables, trois lanciers rouges de la Garde qui rentraient chez eux. Que dit votre conscience, Chevalier ? Un d’Hubert peut-il agir ainsi avec trois hommes qui n’existent pas ?

Quelques étoiles trouaient l’obscurité bleue du ciel de cristal. La petite voix sèche du chevalier demanda aigrement :

— Pourquoi me racontez-vous tout cela ?

Le général saisit et serra violemment la vieille main desséchée :

— Parce que je vous dois toute franchise. Qui pourrait dire la vérité à Adèle, sinon vous ? Vous comprenez pourquoi je n’ose pas me confier à mon beau-frère ni à ma sœur, Chevalier. J’ai été si près de faire tout ce que je viens de vous dire que j’en tremble. Et il n’y a pas moyen d’y échapper. — Puis murmurant, après un silence : C’est une fatalité ! il lâcha la main inerte du chevalier, et dit de son ton habituel :

— Il faudra que je me passe de témoins. Si je dois rester sur le terrain, vous saurez vous, au moins, tout ce que l’on peut savoir de cette affaire.

Le fantôme falot de l’ancien régime semblait s’être voûté encore pendant cet entretien :

— Comment ferai-je pour garder ce soir un visage paisible devant ces deux femmes ? gémit-il. Général, j’ai bien de la peine à vous pardonner !

D’Hubert ne répondit pas.