Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/222

Cette page n’a pas encore été corrigée

et la cadence du pas militaire. Elle se frayait un rude chemin ; les hommes n’échangeaient paroles ni regards ; des rangs entiers marchaient coude à coude, jour après jour, sans jamais lever les yeux du sol, perdus dans des réflexions désespérantes. Dans les noires forêts muettes, en n’entendait que le craquement des branches surchargées. Souvent, de l’aube au crépuscule, personne n’avait élevé la voix, d’un bout à l’autre de la colonne. On eût dit d’une armée macabre de cadavres marchant vers une tombe lointaine. Seule une attaque de Cosaques réveillait dans les yeux un semblant de résolution martiale. Le bataillon faisait face et se déployait ou formait le carré sous le vol incessant des flocons de neige. Une nuée de cavaliers coiffés de toques de fourrure abaissaient leurs longues lances et poussaient des « Hourrah ! Hourrah ! » autour du mur immobile, d’où, avec des détonations assourdies, des centaines de flammes rouges dardaient à travers l’air épaissi de neige. Très vite, les cavaliers s’évanouissaient, comme emportés par la tempête, et debout sous les bourrasques, seul et immobile, le bataillon sacré écoutait les hurlements du vent, dont les rafales le glaçaient jusqu’au cœur. Alors, avec un ou deux cris de « Vive l’Empereur ! » il reprenait sa marche, en laissant derrière lui quelques corps rigides, taches minuscules sur l’immensité blanche des neiges.

Bien que marchant souvent dans les rangs, ou combattant côte à côte dans les bois, les deux officiers s’ignoraient, moins par intention hostile que par totale indifférence. Ils n’avaient pas trop de toute leur énergie morale pour résister à l’hostilité terrifiante de la nature et au sentiment écrasant d’un irrémédiable désastre. Jusqu’au bout, ils comptèrent parmi les plus actifs, les moins démoralisés des officiers du bataillon ; leur ardente vitalité leur donnait, aux yeux de leurs camarades, la réputation de deux héros. Et ils n’échangèrent jamais que de rares paroles indifférentes, sauf le jour