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Cette vantardise aurait pu être dictée par le plus pur machiavélisme. Les natures méridionales cachent souvent, sous une exubérance apparente de gestes et de langage, un certain degré de cautèle.

Féraud qui se méfiait de la justice des hommes, n’avait que faire d’un tribunal d’honneur, et les paroles qui s’accordaient si bien avec son tempérament, avaient aussi l’avantage de travailler pour lui. Prononcées à bon escient ou non, elles furent rapportées en moins de vingt-quatre heures au lieutenant d’Hubert. Aussi le blessé, soutenu sur son lit par un tas d’oreillers, opposa-t-il le lendemain aux offres de conciliation l’assurance que l’affaire n’était pas de nature à supporter la discussion.

La pâleur du jeune officier, la faiblesse d’une voix qu’il devait encore ménager, et la dignité courtoise de son accent impressionnèrent fort les auditeurs. Ces détails, rapportés en tous lieux, firent plus pour épaissir le mystère que les fanfaronnades de Féraud. Celui-ci fut très soulagé d’une telle conclusion. Il commençait à goûter fort la curiosité générale, et se plaisait à l’aiguiser par son attitude de discrétion farouche.

Le colonel du lieutenant d’Hubert était un vieux soldat grisonnant et tanné qui envisageait très simplement ses responsabilités : — Je ne puis, se disait-il, laisser les meilleurs de mes subalternes se faire abîmer pour rien. Il faut que je tire moi-même cette affaire-là au clair. Il parlera, quand le diable y serait. Le colonel doit être mieux qu’un père pour ces jeunes gens. Et il portait, en réalité, à tous ses hommes l’affection que le père d’une nombreuse famille peut éprouver pour chacun de ses membres. Si une erreur de la Providence faisait naître les humains sous l’espèce de simples pékins, ils renaissaient au régiment comme les enfants d’une même famille, et cette naissance militaire comptait seule.

A la vue du visage blême et des yeux creux du lieutenant