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rouge dans l’eau. Rien ! Rien ! En un instant, nous avions une demi-douzaine de canots autour de nous, et on tira mon pauvre frère de l’eau. Avec le maître d’équipage et le charpentier, je mouillai précipitamment la seconde ancre, et nous pûmes faire tête tant bien que mal. Le pilote était affolé. Il arpentait le gaillard d’avant, se tordait les mains et grommelait entre ses dents :

— « Voilà qu’elle tue des femmes, maintenant, des femmes ! » Il n’y eut pas moyen d’en tirer autre chose. Le crépuscule tombait, puis ce fut la nuit, une nuit de poix. Je sondais l’ombre des yeux, lorsque j’entendis un long cri lugubre : — « Ho ! du navire ! » Deux bateliers de Gravesend nous abordèrent. Ils avaient une lanterne dans leur bateau, et longeant notre flanc, se hâlèrent sans mot dire jusqu’à l’échelle. Je vis, dans la nappe de lumière, une masse de beaux cheveux blonds dénoués. Il frissonna de nouveau.

— Le jusant avait emporté le cadavre de la pauvre Maggie qui s’était engagé sous une grosse bouée de corps mort, expliqua-t-il. Je me glissai à l’arrière et lançai une fusée pour avertir ceux qui cherchaient encore. Après quoi, filant à l’avant comme un chien galeux, je passai la nuit assis sur l’emplanture du beaupré, pour me trouver aussi loin que possible du chemin de Charley.

— Pauvre garçon, murmurai-je.

— Oui, pauvre garçon, répéta-t-il, d’un air rêveur.

Cette brute n’avait pas voulu se laisser frustrer de sa proie par lui…, pas même par lui ! Mais le lendemain matin, il la mena vivement au dock. Ah oui ! Nous n’avions pas changé une parole, pas même un coup d’œil. Je n’osais pas le regarder ! Quand la dernière amarre eut été fixée, il porta les mains à sa tête et baissa les yeux, comme s’il eût cherché à se rappeler quelque chose. Sur le pont principal, les hommes attendaient les paroles qui terminent le voyage. Peut-être était-ce