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ce qu’il tînt la Lucie Apse pour un petit bâtiment adorable et docile, au sortir de cette grosse brute sauvage et excitée. C’était le ciel de naviguer dessus, et les officiers me semblaient les hommes les plus heureux du monde. À moi qui n’avais connu encore que la Famille Apse, la Lucie Apse faisait l’effet d’un navire enchanté qui obéissait de lui-même aux moindres ordres. Un soir, nous nous fîmes assez proprement masquer, droit de l’avant. Dix minutes après, nous portions plein, de nouveau, écoutes bordées, amures basses, les ponts nets et l’officier de quart tranquillement adossé à la rambarde. Cela m’apparut comme un vrai prodige. L’autre serait restée empêtrée pendant une demi-heure, roulant ses ponts pleins d’eau, culbutant l’équipage, craquant ses espars, brisant les manœuvres, apiquant les vergues, semant à l’arrière une affreuse panique, parce que le gouvernail avait une façon de fouetter la mer qui faisait dresser les cheveux sur la tête. Il me fallut plusieurs jours pour me remettre de ma surprise.

Eh bien, j’achevai ma dernière année de noviciat sur ce bon petit bâtiment, qui n’était pas si petit, d’ailleurs, mais qui, après l’autre grosse diablesse, paraissait un joujou à manier. Je finis mon temps et décrochai mon brevet. Puis, au moment même où je me réjouissais de trois bonnes semaines à passer à terre, je reçus à déjeuner une lettre me demandant quand je pourrais être prêt au plus tôt, pour embarquer sur la Famille Apse en qualité de troisième officier. Je repoussai si vivement mon assiette que je l’envoyai au milieu de la table ; mon père jeta les yeux par-dessus son journal, ma mère leva les mains d’étonnement. Moi, je sortis tête nue dans notre petit bout de jardin, que j’arpentai pendant une grande heure.

Quand je rentrai, ma mère avait quitté la salle à manger, et mon père était installé dans son grand fauteuil ; la lettre s’étalait sur la cheminée.