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Le général Santierra avait commencé sa carrière comme lieutenant de l’armée patriote levée et commandée par le fameux San Martin, plus tard vainqueur de Lima et libérateur du Pérou. Une grande bataille venait de se livrer sur les rives du Bio-Bio. Parmi les prisonniers faits sur les troupes royalistes en déroute se trouvait un soldat nommé Gaspar Ruiz, que sa puissante carrure et sa grosse tête faisaient remarquer entre ses compagnons. On ne pouvait pas le méconnaître. Quelques mois plus tôt, il avait été porté manquant dans les rangs de l’armée républicaine, après l’une des nombreuses escarmouches qui précédèrent la grande bataille. Et maintenant, capturé les armes à la main au milieu des royalistes, il ne pouvait, en sa qualité de déserteur, échapper au poteau d’exécution.

Gaspar Ruiz n’avait pourtant pas déserté ; son esprit était à peine assez actif pour envisager avec lucidité les avantages ou les périls de la trahison. Pourquoi eût-il changé de parti ? Il avait bel et bien été fait prisonnier, pour subir, comme tel, mauvais traitements et privations. Aucun des deux partis n’usait de tendresse à l’endroit de ses adversaires. Un jour vint ou le géant reçut l’ordre, avec d’autres rebelles capturés, de marcher au premier rang des troupes royales. On lui mit un fusil dans la main ; il le prit ; il marcha ; il ne se sentait nulle envie de se faire tuer avec des raffinements de cruauté, pour refus d’obéissance. Il ne comprenait pas l’héroïsme, mais il avait bien l’intention de jeter son fusil à la première occasion. Il continua pourtant à le charger et à tirer, de peur de se faire brûler la cervelle, au premier signe de rébellion, par quelque sous-officier du roi d’Espagne. Il s’évertuait à exposer ces considérations élémentaires au sergent du peloton commis à sa garde et à celle d’une vingtaine de déserteurs, Sommairement condamnés à mort comme lui.

La scène se passait dans une cour de fort, derrière les