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long du quai. Et une demi-heure plus tard, je les voyais tous deux sur le pont, à la recherche du second, et apparemment désireux de se faire engager. Ils le furent, d’ailleurs.

— Comment expliquez-vous cela ? demandai-je.

— Comment ? riposta-t-il. Insouciance. Désir de se vanter, le soir, devant les copains : « Nous venons de nous engager sur la Famille Apse. Au diable ! Elle ne nous fait pas peur ! » Simple perversité de marin. Un peu de tout cela, sans doute. Je leur ai posé la question au cours du voyage. Le vieux m’a répondu : « Bah ! On ne meurt qu’une fois ! » et l’autre me déclara, d’un ton moqueur, qu’il voulait voir comment elle allait s’y prendre ce coup-ci. Mais je vais vous le dire, moi ; cette brute-là exerçait une sorte de fascination !

Jermyn qui paraissait avoir connu tous les bateaux du monde, intervint d’un ton maussade :

— Je l’ai vue un jour, de cette fenêtre même, remonter la rivière, à la remorque. Une grande, vilaine carcasse noire, qui s’avançait comme un énorme corbillard.

— Il y avait quelque chose de sinistre dans son allure, hein ? fit l’homme au costume de drap en abaissant sur Jermyn un regard bienveillant. Je l’ai toujours eue en horreur. Elle m’avait donné une sale secousse quand je n’avais que quatorze ans, au jour, à l’heure mêmes où je venais de monter à bord. Mon père était venu assister à mon départ, et devait nous accompagner jusqu’à Gravesend. J’étais le second de ses fils qui prenait la mer. Mon grand frère était déjà officier. Embarqués vers onze heures du matin, nous trouvâmes notre bateau prêt à sortir du bassin par l’arrière. Nous n’avions pas avancé de trois longueurs que, sur une petite secousse donnée par le remorqueur pour la tirer dans l’écluse, la rosse fit une de ses folles embardées, et pesa si bien sur son amarre, — une aussière neuve de six