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commencé, elle continua. Du jour de son lancement, elle ne laissa pas passer une année sans massacrer quelqu’un. Je crois que les armateurs finissaient par en être las. Mais c’étaient des gens obstinés que ces Apses, et ils n’auraient jamais voulu admettre qu’il pût y avoir quelque chose de mauvais dans leur Famille Apse. Ils ne consentirent même pas à changer son nom. « Idioties ! » comme disait Mrs. Colchester. Au moins auraient-ils dû l’enfermer, pour le reste de ses jours, dans un bassin d’échouage, quelque part sur la rivière, et ne jamais lui laisser sentir l’eau salée. Je vous affirme, mon cher Monsieur, qu’elle tuait quelqu’un à chacun de ses voyages. C’était chose bien connue. Elle s’était fait une réputation universelle.

J’exprimai ma surprise de ce qu’un navire aussi fâcheusement famé pût trouver des équipages.

— Ah ! voilà qui montre que vous ne connaissez pas les marins, mon cher Monsieur ! Laissez-moi vous donner un exemple. Un jour, au bassin, à Londres, je me baladais sur le gaillard d’avant, quand je vis s’avancer deux braves loups de mer, l’un d’un certain âge, homme manifestement sérieux et capable, l’autre jeune gars bien découplé. Lisant sur le bossoir le nom du navire, ils s’arrêtèrent pour le regarder. Alors le vieux : — « La Famille Apse, c’est cette vache de bateau (sauf votre respect) qui tue un homme à chacun de ses voyages. Eh bien, mon vieux Jack, je ne m’engagerais pas dessus pour un empire, tu peux me croire ! » Et l’autre : — « Si cette salope-la était à moi, je la ferais échouer dans la vase et je lui ficherais le feu, nom de nom ! ». Alors le premier reprend : — « Qu’-est-ce que ça peut bien leur fiche ? Les hommes, ça ne coûte pas cher, Dieu le sait ! » Et le jeune crache dans l’eau de notre côté : — « Ils ne m’auront pas, quand même ils m’offriraient double paye ! »

Ils traînèrent quelque temps avant de remonter le