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la brute en avait envoyé un au fond, et arrangé si bien l’autre qu’il était bon pour trois mois de réparations. Un de ses câbles se rompit, et tout à coup, sans qu’on pût dire comment, elle fit tête sur sa seconde ancre, avec une docilité d’agneau.

Voilà comment elle était. On ne pouvait jamais deviner ce qu’elle allait faire. Il y a des bateaux difficiles à manœuvrer, mais en général, on peut compter sur une certaine logique de leur part. Avec cette brute-là, il n’y avait, en aucun cas, à savoir comment elle allait réagir. C’était une sale bête. Ou peut-être était-elle folle, tout simplement.

Il lança cette idée avec un tel accent de conviction que je ne pus réprimer un sourire. Il cessa de se mordre les lèvres pour m’apostropher :

— Et pourquoi pas, dites donc ? Pourquoi n’y aurait-il pas eu, dans ses lignes, dans sa structure, quelque chose qui correspondît à… Qu’est-ce que la folie ? Un détail minime détraqué dans le cerveau. Pourquoi n’y aurait-il pas un bateau fou, fou dans sa nature de bateau, s’entend, assez fou pour qu’en aucun cas on pût être sûr qu’il dût se comporter comme le ferait un bateau raisonnable ? Il y a des bateaux trop sensibles à la barre et d’aucuns qu’il faut tenir à l’œil pour virer ; avec d’autres, il faut se méfier dès qu’on rencontre un grain, et certains aussi font une tempête du moindre coup de chien. Mais on sait qu’il en sera toujours de même avec chaque bateau, et on rapporte la chose à sa nature de bateau, comme on tient compte des traits de caractère d’un homme à qui l’on a affaire. Seulement avec cette brute-là, c’était impossible ; elle était incompréhensible. Si elle n’était pas folle, c’était bien la brute la plus méchante, la plus sournoise, la plus sauvage qui ait jamais été sur mer. Je l’ai vue se comporter magnifiquement pendant deux jours, pour venir dans le vent, deux fois de suite, l’après-midi du troisième. La première fois