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Le frère nous suivait. À mi-chemin du court escalier, elle parut ne plus avoir la force de lever les pieds assez haut pour gravir les marches, et nous dûmes tirer et pousser, pour la hisser jusqu’au sommet. Dans le corridor, elle se traînait, pendue à nos bras, courbée et lourde comme une vieille impotente. Nous sortîmes dans une rue vide par une porte entr’ouverte, en titubant, comme des fêtards abrutis d’ivresse. Au coin de la rue, nous arrêtâmes un fiacre dont le vieux cocher, de son siège, contempla avec un dédain morose nos efforts pour installer notre compagne dans son véhicule. Deux fois, en cours de route, je la sentis s’affaisser, à demi évanouie, sur mon épaule. En face de nous, le jouvenceau en culottes restait muet comme une carpe, figé en une incroyable immobilité, jusqu’au moment où il bondit pour nous faire pénétrer dans sa maison.

À la porte de leur salon, la jeune fille lâcha mon bras et entra la première, en se cramponnant aux chaises et aux tables. Elle détacha son chapeau, puis, épuisée par l’effort, le manteau encore pendu aux épaules, se jeta de côté dans un fauteuil profond, le visage à demi enfoui dans un coussin. Le bon frère se dressa silencieusement devant elle avec un verre d’eau qu’elle repoussa d’un geste. Il but l’eau lui-même et se retira dans un coin éloigné de la pièce, quelque part derrière le piano à queue. Tout était paisible dans cette pièce où j’avais vu, pour la première fois, Sevrin l’anti-anarchiste séduit et ensorcelé par les grimaces parfaites et héréditaires qui, dans certaine sphère, tiennent, avec un excellent effet, la place du sentiment. Les pensées de la jeune fille devaient s’attacher au même souvenir. Ses épaules tremblaient violemment. Pure attaque de nerfs. Quand elle fut un peu calmée, elle affecta la fermeté : — « Que fait-on aux hommes de ce genre ? Que va-t-on lui faire à lui ? »

— « Rien ! on ne peut rien lui faire », affirmai-je