Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/108

Cette page n’a pas encore été corrigée

quez-le par le fait que deux sentiments de pareille amplitude ne sauraient exister simultanément dans un cœur. Le danger couru par cette autre inconsciente comédienne lui ôta sa claire vision, sa perspicacité, son jugement, lui enleva un instant tout empire sur lui-même. Seule, la nécessité, qui lui apparaissait impérieuse, d’agir sans retard, lui rendit son sang-froid. D’agir comment, me demanderez-vous ? En faisant sortir, au plus vite, la jeune fille de la maison. Il en éprouvait le besoin éperdu. Je vous ai dit qu’il était terrifié. Ce ne pouvait être pour son propre compte. Il avait été surpris et agacé par une entreprise imprévue et prématurée, surpris et furieux même. Il savait régler la scène finale de ses trahisons avec un art profond et subtil, qui laissait intacte sa réputation de révolutionnaire. Et malgré cette colère, il voulait évidemment jouer au plus fin et conserver résolument son masque. C’est seulement la constatation de la présence, de son amie dans la maison, qui fit tomber d’un coup, dans une sorte de panique, son masque, son calme forcé et la contrainte de son fanatisme. Pourquoi cette panique, vous demanderez-vous ? La réponse est facile. Il se rappelait… et n’avait jamais oublié, sans doute, le Professeur occupé à ses recherches, dans la solitude du dernier étage, au milieu de ses boîtes et de ses boîtes de Potages en poudre. Certaines de ces boîtes contenaient de quoi nous enfouir tous sur place, sous un monceau de décombres. Sevrin le savait bien. Et il y a lieu de croire qu’il connaissait aussi le caractère de l’ancien étudiant. Il en avait tant jaugé d’hommes de cette trempe ! Ou peut-être attribuait-il seulement au Professeur une décision dont il eût lui-même été capable. En tout cas, l’effet fut produit. Élevant soudain la voix, avec un accent d’autorité :

— « Emmenez cette dame, tout de suite », ordonna-t-il.