Page:Conrad - En marge des marées.djvu/98

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sombre, farouche au-dessus de la baie. Et à l’horizon rien qu’un remorqueur, cap à la lame, luttant contre la mer, paraissant et disparaissant avec la régularité d’une mécanique.

Ils trouvent le patron du bateau de sauvetage qui leur dit : « Oui. On repart. Mais non, ils ne sont pas en danger sur le navire, pas encore. Pour le navire, il n’y a pas grand espoir. Si le vent ne s’élève pas, et que la mer se calme, on pourra peut-être essayer tout de même. » Après avoir échangé quelques mots il accepte de prendre Cloete à bord : soi-disant un message urgent des armateurs pour le capitaine.

De quelque côté que Cloete regarde le ciel, il se sent rassuré. Il paraît tellement menaçant. George Dunbar le suit blême et sans pouvoir articuler un mot. Cloete l’emmène prendre un verre ou deux et peu à peu il commence à repiquer… « Cela va mieux, dit Cloete, du diable si tout à l’heure je n’avais pas l’air de me promener avec un mort. Vous devriez jeter votre casquette en l’air, mon vieux. J’ai des envies de me mettre à battre des mains dans la rue. Votre frère est sain et sauf, le bateau est perdu et nous voilà riches. » « Êtes-vous sûr qu’il soit perdu ? demande George. Ce serait un sacré coup après toutes les transes que j’ai eues, depuis que vous m’avez parlé de cela la première fois, si on pouvait encore l’en tirer, et… et… si toute cette tentation allait recommencer… Car nous n’y avons été pour rien, n’est-ce pas ? » « Bien sûr que non, dit Cloete. N’était-ce pas votre frère lui-même qui commandait ? C’est providentiel… » « Ah… » s’écria George révolté. « Bon, dites que c’est la faute du diable, dit Cloete gaiement, ça m’est égal. Vous n’y êtes pour rien, pas plus qu’un enfant au biberon. Vous n’êtes qu’une grande chiffe… » Cloete en était arrivé presque à aimer George. Ma foi, oui. C’était comme cela. Je ne veux pas dire qu’il avait du respect pour lui, mais il avait vraiment un faible pour son associé.

Ils reviennent, on peut dire, en sautillant à l’hôtel, et trouvent la femme du capitaine à la fenêtre ouverte, les yeux fixés sur le bateau, comme si elle voulait voler à travers la baie… « Eh bien ! Madame Dunbar, crie Cloete, vous ne pouvez pas y aller ; mais j’y vais. Avez-vous des commissions ? N’ayez pas peur. Je transmettrai tout fidèlement. Et si vous voulez me donner un baiser pour lui, je le lui transmettrai aussi ; du diable, si je ne le fais pas. »

Il fait rire Mrs Dunbar avec sa parlotte… « Ah, mon cher M. Cloete, que vous êtes donc un homme calme et raisonnable. Faites-le se conduire raisonnablement. Il est un peu entêté vous savez, et il est telle-