Page:Conrad - En marge des marées.djvu/88

Cette page a été validée par deux contributeurs.

de quoi continuer : pas question de dépenser des milliers de francs en publicité. » Il n’ose pas proposer à son frère de vendre le navire. Il ne voulait même pas y penser. Cela l’obsède à fond. C’était comme si la fin du monde arrivait. Et sûrement pas pour une affaire de ce genre !… « Pensez-vous que ce serait une escroquerie », demande Cloete, en se tortillant la bouche ? George reconnaît que non, et qu’il lui faudrait être un âne bâté pour le croire, après toutes ces années passées dans les affaires.

Cloete le regarde sévèrement. Jamais pensé à vendre le navire. Il faut compter que cette vieille coque de noix ne donnerait pas la moitié de la valeur assurée par le temps qui court. Voilà George hors de lui. Que signifient alors ces plaisanteries idiotes, à propos de l’armement, depuis trois semaines. Il en a assez, à la fin !

Le voilà dans une fureur à en avoir la bave à la bouche. Cloete ne se démonte pas… « Je ne suis pas un âne bâté non plus, dit-il lentement. Il n’y a pas besoin de vendre notre vieux Sagamore. Cette vieille chose a seulement besoin d’un coup de tomahawk (il paraît que le nom de Sagamore veut dire chef indien ou quelque chose d’approchant. La figure de proue était un sauvage à moitié nu avec des plumes à l’oreille et une hache à la ceinture). Un coup de tomahawk », dit-il.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demande George… « Faire naufrage ; cela peut s’arranger en toute sécurité, continue Cloete, votre frère aurait alors sa part de l’assurance. Il n’y a pas besoin de lui dire exactement pourquoi. Il pense que vous êtes l’homme d’affaires le plus débrouillard qu’on ait jamais vu. Vous faites sa fortune par la même occasion… » George crispe de rage ses deux mains sur son bureau… « Vous croyez que mon frère est un homme à couler son navire exprès. Je n’oserais même pas penser une chose pareille dans la même pièce que lui : le plus brave garçon qui soit au monde… » « Ne faites pas tant de bruit, dit Cloete, on va vous entendre de dehors », et il lui dit que son frère est le modèle embaumé de toutes les vertus, mais que tout ce qu’il faut, c’est le décider à rester à terre pendant un voyage : « Un congé, un peu de repos, pourquoi pas ? En fait, j’ai quelqu’un en vue, pour ce genre d’affaires », chuchotte Cloete.

Voilà mon Georges presque suffoqué… « Ainsi vous pensez donc que je suis de cette espèce, vous me croyez capable, moi ! Pour qui me prenez-vous ?… » Il en perd presque la tête ; cependant Cloete ne se démonte pas, il devient seulement un peu pâle autour des narines. « Je vous prends pour un homme qui sera diantrement à sec, avant qu’il