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sortir et ramasser une poignée de louis pendant le temps que tu tires une pipe, mon vieux… » Mundy et Rogers se montrèrent très aimables en cette occasion : « Mais certainement, capitaine, et nous agirons, si vous voulez, pour votre compte comme si le bateau était encore à nous. » Dans ces conditions, vous pensez, si c’était un bon placement que d’acheter ce bateau, oui ! à cette époque !

La façon dont il tourna légèrement la tête vers moi équivalait à la manifestation d’un violent sentiment chez un autre homme.

— Tout cela, vous le pensez, se passa bien avant que Cloete ne survînt, murmura-t-il.

— Oui, je comprends, dis-je. Nous disons généralement : « Quelques années passèrent… », c’est plus vite fait.

Il me considéra un moment, en silence, d’un regard inexprimable comme absorbé dans la pensée de ces années dont on faisait si bon marché ; c’était aussi ses propres années, les années avant et les années (pas si nombreuses) après que Cloete était entré en scène. Quand il se fut remis à parler, je remarquai son intention de bien me faire sentir, à travers sa manière obscure et emphatique, l’influence qu’avaient exercée sur George Dunbar un long commerce avec les principes de morale facile de Cloete, le don de persuasion sans scrupules de celui-ci (drôle de type) et sa disposition aventureusement insouciante. Il désirait me voir bien insister sur ce point là et je l’assurai que c’était tout à fait en mon pouvoir. Il désirait aussi que je comprisse bien que l’affaire de George avait des hauts et des bas (l’autre frère, pendant ce temps-là, voyageait tranquillement, de côté et d’autre, si bien) que parfois les fonds manquaient : ce qui l’inquiétait plutôt, car George avait épousé une jeune femme pas mal dépensière. Cloete était, d’une façon générale, assez anxieux à ce sujet. Et justement il courait dans la Cité après un homme qui travaillait dans les spécialités (l’ancien commerce de ce bougre-là) et qui y réussissait ; mais qui, avec un capital de quelques vingtaines de mille susceptible d’être dépensé à pleines mains en annonces, pourrait amener son affaire à être d’un bien meilleur rapport qu’une mine d’or. Cloete se monta le bourrichon à l’idée des perspectives d’une pareille affaire, il s’y connaissait très suffisamment. Je compris que l’associé de George était très agité à l’idée de cette chance unique.

Chaque jour, vers onze heures, le voilà donc au bureau de George, et il lui rabat les oreilles de cette chanson jusqu’à ce que George grince des dents de rage : « Ça suffit ! À quoi cela sert ? Pas d’argent ! À peine