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George avait toujours l’air de gagner des mille et des cents par an, un gandin de la Cité… « Allons, mon vieux. » Et les voilà qui sortent, lui et le capitaine Harry ; une affaire chez un avoué au tournant de la rue. Le capitaine Harry, quand il était en Angleterre, avait l’habitude de venir au bureau de son frère régulièrement à midi. Il s’asseyait dans un coin, comme un petit garçon bien sage, lisait les journaux et fumait sa pipe… Des frères modèles. Deux pigeons ! « Je m’occupe de la partie fruits conservés dans la boutique », me dit Cloete. Il me tient une conversation dans ce genre-là. Puis, de fil en aiguille : « Quel genre de vieillerie est-ce ce Sagamore ? Le plus beau bateau qui soit, hein ? Tous les bateaux sont bons pour vous, naturellement, vous en vivez ! Je vais vous dire. Je voudrais mettre mon argent plutôt dans un vieux bas, assurément.

Mon homme reprit haleine, et je remarquai que sa main, jusqu’alors posée nonchalamment sur la table, se referma lentement. De la part de cet homme immuable, ce fut effrayant et de mauvais augure ; quelque chose comme le geste du Commandeur.

— Ainsi déjà à cette époque, remarquez, grommela-t-il.

— Mais, dites-moi, interrompis-je, le Sagamore appartenait à Mundy et Rogers, à ce qu’on m’a dit.

Il grogna dédaigneusement. — Le diable soit des mariniers, ils n’y connaissent rien. Il portait le pavillon de la maison. C’est autre chose. Une faveur. Voilà ce que c’était. Quand le vieux Dunbar mourut, le capitaine Harry commandait déjà sur un bateau de chez eux. George lâche la banque où il était employé, pour faire son chemin avec ce qui lui revenait du vieux. George était débrouillard. Il commença par faire du magasinage, puis deux ou trois autres choses à la fois : de la pâte de bois, des fruits conservés, et ainsi de suite. Et le capitaine Harry lui confie sa part pour faire marcher l’affaire… « J’ai tout ce qu’il me faut avec mon navire », dit-il… Mais voilà que Mundy et Rogers se mettent à vendre tous leurs bateaux à des étrangers, et qu’ils se fourrent dans la navigation à vapeur. Le capitaine Harry en devient tout à fait embêté : perdre son commandement, lâcher un navire qu’il aimait ; tout à fait découragé. Juste à ce moment, voilà que les frères ramassent un peu d’argent, une vieille femme qui meurt, ou quelque chose dans ce genre. Un petit magot. Alors le jeune George dit : « Nous avons, à nous deux, de quoi acheter le Sagamore. » « Mais tu vas avoir besoin de plus d’argent pour ton affaire », s’écrie le capitaine Harry, et l’autre se met à rire : « Mon affaire va très bien. Je puis