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— Condescendrez-vous à vous souvenir de moi ? demanda-t-il, tandis qu’il luttait contre une émotion qui l’irritait et qui faisait rougir ses joues et étinceler ses yeux noirs.

— Voilà une étrange demande de votre part, dit-elle en accentuant la froideur de sa voix.

— Vraiment ? Impudente, peut-être ? Je ne suis pas pourtant aussi coupable que vous le pensez. Et rappelez-vous qu’en ce qui est de moi vous ne pourrez jamais réparer.

— Réparer ? C’est vous qui ne pouvez m’offrir aucune réparation de l’offense que vous avez faite à mes sentiments et à moi-même. Quelle réparation pourrait d’ailleurs effacer votre odieux et ridicule complot, injurieux dans son dessein, humiliant pour ma fierté ? Non, je ne veux pas me souvenir de vous.

D’un geste inattendu, il l’attira près de lui et, la regardant dans les yeux avec le courage du désespoir :

— Il le faudra bien… Je vous hanterai, dit-il avec assurance.

Elle arracha sa main de son étreinte avant qu’il eût eu le temps de la relâcher.

Félicia Moorsom s’assit dans le canot, à côté de son père et souffla doucement sur ses doigts meurtris.

Le professeur lui lança un regard de côté : ce fut tout. Mais la sœur du philosophe, qui était encore à terre et qui avait ouvert son face-à-main pour regarder la scène, le laissa retomber au bout de sa chaîne qui tinta légèrement.

— Je n’ai de ma vie entendu parler aussi brutalement à une dame, murmura-t-elle en passant devant Renouard le front haut.

Lorsqu’un moment après, brusquement radoucie, elle se retourna pour jeter un dernier adieu au jeune homme, elle ne le vit plus que de dos, se dirigeant vers le bungalow. Elle le regarda s’éloigner, stupéfaite, avant qu’elle aussi quittât le sol de Malata.

Personne ne vint troubler Renouard dans la pièce où il s’était enfermé pour respirer le fugitif parfum de celle qui pour lui n’existait déjà plus. Vers la fin de l’après-midi seulement le mulâtre frappa à la porte. Il venait dire que la Janet entrait dans la crique.

À travers la porte, Renouard lui donna les ordres les plus inattendus. Il fallait payer tous les boys avec l’argent qui restait dans le bureau, et s’entendre avec le capitaine de la Janet pour qu’il embarquât tous les travailleurs de l’île et les ramenât chez eux. On lui donnerait une traite sur la maison Dunster pour le payement.