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et à la pointe du jour la bousculade du départ commença. Les boys marchaient en procession, portant les valises et les sacs jusqu’au canot qui était venu attendre au bout du jardin. Lorsque le soleil levant enveloppa d’un nimbe doré le promontoire empourpré, on put voir le planteur de Malata suivre, tête nue, la courbe de la petite baie. Il échangea quelques mots avec le maître d’équipage, puis resta près du bateau, tout droit, les yeux fixés à terre, attendant.

Il n’eut pas longtemps à attendre. Le professeur descendit le premier dans le jardin frais et ombragé, il marchait gaillardement le long du sentier, faisant craquer de petits coquillages. L’ombrelle accrochée au bras, un livre à la main, il avait l’air du banal touriste, plus même que cela n’était permis à un homme de sa distinction. Il agita de loin la main qu’il avait libre ; mais, en se rapprochant à la vue de l’immobilité que gardait Renouard, il ne fit pas le geste de lui serrer la main. Il parut étudier d’un œil aigu l’aspect de cet homme qu’il avait devant lui, puis, prenant son parti :

— Nous retournons par Suez, commença-t-il d’un ton dégagé : j’ai regardé la liste des départs. Si les zéphyrs de votre Pacifique veulent bien se montrer modérément propices, je crois que nous sommes sûrs d’attraper à temps le bateau pour Marseille, le 18 mars. Cela m’irait à merveille…

Puis, baissant la voix :

— Mon cher et jeune ami, je vous suis profondément reconnaissant.

— Et de quoi donc ? marmonna Renouard.

— De quoi ? Mais, d’abord, parce que vous auriez pu nous faire manquer le prochain bateau, n’est-il pas vrai ? Je ne vous remercie pas de votre hospitalité. Vous ne pouvez pas vous froisser si je vous dis même que je suis très content d’y échapper. Mais je vous ai une grande gratitude pour ce que vous avez fait, — et pour ce que vous êtes.

Il était difficile de définir la saveur de ce discours, mais Renouard l’accueillit avec un sourire glacé et équivoque. Le professeur monta dans l’embarcation, ouvrit son ombrelle et s’assit à l’arrière en attendant les dames. Nulle voix humaine ne troublait le frais silence du matin, tandis que dans le sentier s’avançait Miss Moorsom, précédant sa tante. Quand la jeune fille fut devant Renouard, elle releva la tête :

— Adieu, monsieur Renouard, dit-elle à voix basse, résolue à passer son chemin, mais elle vit une expression si suppliante dans l’éclair bleu de ses yeux renfoncés qu’après une imperceptible hésitation, elle posa sa main dégantée dans la main qu’il lui tendait.