Page:Conrad - En marge des marées.djvu/71

Cette page a été validée par deux contributeurs.

comme vous et un homme comme moi ne se rencontrent pas souent ensemble sur cette terre.

La flamme de sa tête orgueilleuse brûlait le visage du jeune homme. Il jeta son chapeau au loin ; ses paupières baissées le faisaient ressembler davantage à un bronze antique, un profil de Pallas, calme, austère, un peu perdu aans l’ombre du rocher.

— Ah ! si seulement vous pouviez comprendre quelle vérité il y a en moi, ajouta-t-il.

Elle attendait, comme si elle eût été trop étonnée pour pouvoir parler ; il releva de nouveau les yeux ; alors elle s’écria avec violence et comme pour se défendre de quelque accusation contenue :

— C’est moi qui suis ici pour représenter la vérité. Croire en vous ! en vous qui, par un impitoyable mensonge et rien d’autre, vous entendez, rien d’autre, m’avez amenée ici, m’avez trompée, vous êtes joué de moi en une abominable… supercherie.

Elle s’assit sur un rocher, appuya son menton dans ses mains en une pose attristée et s’apitoyant sur elle-même :

— Il ne manquait que cela. Pourquoi ! Ah ! pourquoi faut-il que la laideur, le ridicule et la bassesse passent toujours sur mon chemin ?

À cette hauteur, seuls avec le ciel, ils se parlaient comme s’ils n’eussent plus touché la terre.

— Vous apitoyerai-vous sur votre dignité ? Il avait une âme médiocre et n’aurait pu vous donner qu’une existence indigne de vous.

Elle ne sourit pas à ces mots, mais, superbe et comme si elle soulevait un coin du voile, elle se tourna lentement vers Renouard :

— Vous imaginez-vous que je me serais sacrifiée à lui pour cela. Ne savez-vous pas que je lui devais une réparation ? C’était une dette sacrée, un grand devoir. Il n’aurait pas été en mon pouvoir de le sauver, je le sais. Mais il était innocent et c’était à moi de faire les premiers pas. Ne voyez-vous donc pas que rien ne l’aurait mieux réhabilité aux yeux du monde que de m’épouser ? Il eût été impossible d’insinuer quoi que ce soit contre lui, lorsque je lui aurais eu donné ma main. Me donner pour moins que le salut d’un homme, je m’exécrerais d’avoir pu y penser un seul instant…

Elle parlait gravement, de sa voix profonde, fascinante et impassible. Renouard réfléchissait, sombre, comme s’il tâchait de découvrir la sinistre énigme que lui aurait posé un beau sphynx rencontré sur la route déserte de la vie.

— Ah ! votre père avait raison. Vous êtes une de ces aristocrates !