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professeur, à demi-sérieusement. Nous pourrions à tout le moins, découvrir quelque chose d’intéressant en ce qui touche ces cerveaux primitifs.

C’en était trop pour Renouard qui sursauta, quitta la pièce et sortit de la maison devant laquelle il se promena de long en large. Il ne permettrait à personne de lui forcer la main.

Quelques instants après le professeur le rejoignit. Il avait son ombrelle, mais n’avait emporté ni son livre, ni sa pipe.

D’un ton aimablement sérieux, il dit en posant la main sur le bras de son « jeune ami » :

— Nous avons tous les nerfs plus ou moins tendus ici. Pour ma part, j’ai été comme sœur Anne, dans l’histoire. Mais je ne vois rien venir ; rien du moins qui puisse faire du bien à qui que ce soit, veux-je dire.

Renouard avait retrouvé assez de présence d’esprit pour exprimer froidement son regret de tout ce temps perdu, car il pensait que c’était surtout ce qui préoccupait le professeur.

— Le temps, dit rêveusement le philosophe, je ne vois pas comment on pourrait perdre du temps, mais je vais vous dire ce qu’il y a, mon jeune ami, c’est de la vie perdue, et cela pour chacun de nous. Même pour ma sœur, qui a la migraine et qui est allée se reposer.

Il serra amicalement le bras de Renouard :

— Ah ! oui, pour chacun de nous. On peut méditer sans fin sur l’existence, on peut même en avoir une mauvaise opinion, mais le fait n’en reste pas moins que nous n’avons qu’une vie à vivre. Et qu’elle est courte. Pensez-y bien, mon jeune ami.

Il lâcha le bras de Renouard et, sortant de l’ombre, il ouvrit son ombrelle ; il était visible que quelque chose le préoccupait qui n’était pas seulement la date de ses conférences pour auditoires mondains. Que voulait-il donc laisser entendre par de semblables banalités ? Épouvanté le matin même par Luiz, car il savait que rien ne pouvait lui être plus fatal que de voir le voile se déchirer autrement que de son propre aveu, cette conversation lui apparut comme un encouragement ou comme un avertissement, de la part d’un homme qui lui semblait à la fois cynique et subtil. Il se sentait harcelé par le mort et cajolé par le vivant pour lui faire jeter les dés d’un suprême enjeu.

Il s’éloigna un peu de la maison et s’étendit à l’ombre d’un arbre. Immobile, et le front appuyé sur ses bras croisés, il se prit à réfléchir. Il lui sembla qu’il était dans du feu, puis, entraîné par un courant d’eau glacée, dans une sorte de maelstrom qui tournait vertigineusement.