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Il leva les yeux, aussi surpris que si une voix du ciel lui eût tout à coup parlé avec cette intonation, et, la profondeur bleue de ses prunelles agita cette fleur de cire qu’était cette dame soignée.

— Je puis bien vous parler franchement, continua-t-elle, de cet ennuyeux sujet. Pensez un peu à la terrible tension que doit être cet espoir différé, pour le cœur de Félicia et pour ses nerfs aussi.

— Pourquoi me dites-vous cela ? murmura Renouard, subitement angoissé.

— Pourquoi ? Mais comme à un ami qui nous veut du bien, comme au plus aimable des hôtes. Je crains vraiment que nous ne vous absorbions trop complètement. (Elle se mit à sourire). Ah ! quand donc en sera-ce fini de cette attente ? Ce pauvre Arthur ! J’avoue que je suis presque effrayée à l’idée de ce grand moment. Ce sera presque comme de voir un revenant.

— En avez-vous jamais vu ? demanda Renouard d’une voix sombre.

La vieille dame agita un peu les mains ; sa pose était parfaite d’aisance et de grâce pour une femme de son âge.

— Pas moi-même. En photographie seulement. Mais nous avons beaucoup d’amis qui ont vu des apparitions.

— Ah ! On voit donc des revenants à Londres ? grommela Renouard sans la regarder.

— Fréquemment, chez certaines personnes très intéressantes. Mais toutes sortes de personnes en ont vu. Nous avons un ami, un écrivain très connu ; son revenant est celui d’une jeune fille. Mon frère a parmi ses intimes un savant ; celui-ci est en relations d’amitié avec un revenant, une jeune fille aussi, ajouta-t-elle avec une intonation qui donnait à penser que c’était la première fois qu’elle était frappée de cette coïncidence. C’est la photographie de cette apparition que j’ai vue. Très jolie. C’est très intéressant. Un peu flou, naturellement… Monsieur Renouard, j’espère que vous n’êtes pas un sceptique, il est si consolant de penser…

— Les boys de ma plantation voient aussi des revenants, dit Renouard, brusquement.

La sœur du philosophe se redressa. Quelle impolitesse ! C’était toujours la même chose avec ce singulier jeune homme.

— Monsieur Renouard, comment pouvez-vous comparer les fantaisies superstitieuses de vos horribles sauvages avec les manifestations…

Les mots lui manquèrent. Elle s’interrompit d’un rire pincé. Elle se sentait d’autant plus blessée qu’elle avait eu, au début de la conversa-