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goélette. Dans le sentier, un petit coquillage craqua sous son pied.

Le fidèle mulâtre, qui faisait sa ronde, dressa l’oreille à ce crissement. Il eut un sursaut de terreur devant cette apparition qui surgissait de l’ombre ; de frayeur, il s’accroupit. En reconnaissant l’intrus, il se redressa et fit claquer sa langue.

— Tse, tse, tse, le maître ! dit-il.

— Silence, Luiz, et écoute-moi.

Oui, c’était bien le maître, le maître puissant que personne n’avait jamais entendu élever la voix, l’homme aveuglément obéi et jamais questionné. Il parlait bas et rapidement, dans la nuit calme, comme si chaque minute eût été précieuse. En apprenant l’arrivée de trois invités, Luiz fit claquer sa langue de nouveau. Ces claquements étaient l’uniforme symbole, sorte de sténographie de ses émotions, et il pouvait leur donner une infinité de sens. Il écouta le reste dans un grand silence, à peine interrompu d’un : « Oui, maître », à voix basse, dès que Renouard s’arrêtait.

— Tu m’as compris, insista celui-ci. Aucun préparatif avant que nous débarquions demain matin. Et tu dois dire que M. Walter est parti pour une tournée des îles.

— Oui, maître !

— Pas d’erreur, fais bien attention.

— Oui, maître !

Renouard retourna vers la mer. Luiz qui le suivait, proposa d’appeler une demi-douzaine de boys et de parer le canot.

— Imbécile.

— Tse, tse, tse.

— Tu ne comprends donc pas que tu ne m’as pas vu ?

— Oui, maître. Mais il y a loin à nager. Si vous vous noyiez !

— Alors, tu pourrais dire de moi et de M. Walter ce que bon se semblerait. Les morts ne se soucient de rien.

Puis il entra dans la mer et entendit un faible « tse, tse, tse » du mulâtre qui ne voyait déjà plus, parmi l’eau sombre, la tête sombre de son maître.

Renouard se guida sur une étoile qui, descendant à l’horizon, semblait le regarder curieusement. Pendant ce retour, il sentit la fatigue de cette longue distance qu’il lui fallait traverser et qui ne le rapprochait pas davantage de son désir. Il lui sembla que son amour avait sapé les invisibles soutiens de sa force. Il ci ut même, un moment, avoir franchi, en nageant, les confins de la vie. Il sentit toute proche cette éternité