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vers la porte de la cabine. Le manteau clair jeté sur ses épaules, son visage d’ivoire (car le seul éclat que la nuit avait éteint était celui de ses cheveux) la faisaient ressembler à une étincelante créature de rêve, murmurant des paroles profondes et pénétrantes. Elle disparut sans un mot ni un signe, laissant Renouard remué jusqu’aux moelles du murmure de ses paroles, qui semblaient sortir de son corps comme la résonnance mystérieuse d’un délicieux instrument.

Il resta là complètement immobile. Quelle impression furtive avait donné à sa voix cet étrange accent ? Il n’osait répondre à cette question. Mais il lui fallait répondre à ce qu’exigeait la situation. Le moment de l’aveu était-il arrivé ? À cette seule pensée, le sang se figeait dans ses veines.

On aurait dit que tous ces gens avaient on ne sait quel pressentiment. Pendant les taciturnes journées de la traversée, il avait remarqué leur réserve, même entre eux. Le professeur, maussade, fumait sa pipe dans les endroits les plus écartés. Plus d’une fois, Renouard avait rencontré le regard de Miss Moorsom fixé sur lui avec une expression grave et singulière. Il s’imagina qu’elle évitait tout occasion de lui parler. La vieille dame semblait nourrir, elle aussi, on ne sait quel mécontentement. Et maintenant, qu’allait-il faire ?

Les lumières du pont s’étaient éteintes, les unes après les autres. La goélette dormait.

Une heure environ après que Miss Moorsom se fut éloignée sans un mot ni un signe. Renouard sauta hors du hamac qu’il avait fait pendre sous la tente du pont (car il avait donné à ses invités toute la place dont il disposait). Il se leva d’un bond, retroussa son pyjama au-dessus du genou et se glissa à l’avant, sans être vu de l’unique Canaque de garde à l’ancre. Son torse blanc, nu comme celui d’un athlète, brilla, semblable à un fantôme parmi l’ombre épaisse qui régnait sur le pont. À l′insu de tous, il sortit du navire le long du beaupré, se glissa le long de la chaîne et, saisissant à deux mains le harpon, se laissa aller sans bruit dans la mer.

Il s’éloigna, aussi silencieux qu’un poisson, et nagea hardiment vers la terre, soutenu, embrassé par l’eau tiède. La vague voluptueuse et douce le soulevait d’un mouvement lent. Parfois une petite lame venait bruire à son oreille. Il se redressait de temps à autre pour se reposer et régler sa direction. Il prit pied à l’extrémité du jardin qui entourait son bungalow, dans l′absolu silence de l’île. On ne voyait aucune lumière. La plantation semblait dormir aussi profondément que la