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garder, s’évanouit de nouveau. Il n’avait songé à rien moins qu′à appareiller la goélette et la laisser s’évader dans la nuit, silencieusement, parmi les vaisseaux endormis. Mais, maintenant, il savait qu’il n’en serait pas capable. Non, c’était impossible. Et il réfléchissait que, mort ou vivant, une telle fuite noircirait sa mémoire d’un soupçon devant lequel il reculait. Non, il n’y avait rien à faire.

Il descendit dans sa cabine, et avant même de déboutonner son pardessus, il prit dans un tiroir la lettre adressée à son assistant, cette lettre qu’il avait trouvée au bureau de Dunster, dans le casier « Malata », où elle avait attendu trois mois l’occasion d’être délivrée. Depuis le moment où il l’avait jetée dans ce tiroir, Renouard l’avait bien oubliée, jusqu’à ce que le nom de l’homme eût été prononcé si bruyamment.

Il regarda l’enveloppe grossière, l’écriture tremblée et pénible : Monsieur H. Walter. C’était la dernière lettre que le vieux domestique avait envoyée pendant sa maladie, et évidemment une réponse à une lettre de « Monsieur Arthur » qui l’instruisait d’adresser dorénavant ses lettres « aux bons soins de MM. Dunster et C° ». Renouard allait l’ouvrir, mais il s’arrêta et sans hésitation déchira la lettre en deux, en quatre, en huit morceaux. Il remonta sur le pont, tenant dans la main ces morceaux de papier qu’il jeta par dessus le bord, dans les eaux noires, où ils disparurent aussitôt.

Le tout fut fait lentement, sans hésitation, sans remords. Monsieur H. Walter, à Malata. L’innocent Arthur ! Quel était son nom déjà ? L’homme à la recherche duquel était partie cette femme qui semblait attirer vers elle toutes les passions de la terre, sans qu’elle fît pour cela le moindre effort, sans même qu’elle daignât s’en apercevoir, aussi naturellement que d’autres femmes respirent. Mais Renouard n’était plus jaloux de l’existence de cette femme. Quelle qu’en fût la cause, sa jalousie n’allait pas jusqu’à cet homme qu’il avait tiré de l’ombre pour se débarrasser des remontrances d’un soi-disant ami. Un homme sur lequel il ne savait rien et qui, maintenant, était mort. À Malata. Ah ! oui, il y était, bien en sûreté, dans sa tombe. Le dernier service que Renouard lui avait rendu, avant son départ, ç’avait été de l’enterrer.

Comme beaucoup d’autres hommes toujours prêts à des entreprises ardues, Renouard avait une tendance à éviter les petites complications de l’existence. Ce trait de son caractère se mêlait d’un peu d’indolence, et en outre d’un dédain et d’une vive aversion même pour les questions