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qu’il n’avait pas quittée. Et pourtant… et pourtant, si c’était vrai ! »

Il s’avança alors vers Miss Moorsom. Elle était assise à la même place qu’à leur première rencontre ; cette fois, ce fut elle qui le regarda s’avancer, mais ce jour-là, la plupart des fenêtres n’étaient pas éclairées. Il faisait noir. Elle lui apparut lumineuse dans sa robe claire, figure sans forme, visage sans traits, attendant son approche, jusqu′à ce qu′il se fût assis près d’elle et qu’ils eussent échangé des mots insignifiants.

Graduellement elle sortait de l’ombre, comme la peinture même du charme, fascinante et mystérieuse clarté sur ce fond obscur. Quelque chose de presque imperceptible dans son attitude, dans les modulations de sa voix trahissait la détente d’un orgueil calme et inconscient dont elle s’enveloppait d’ordinaire comme d’un manteau.

Sensible comme un esclave attentif aux moindres changement d’humeur de son maître, Renouard se sentit envahir d’une infinie tendresse devant cette subtile abdication de sa grâce. Il réprima le désir de la saisir, de la mener vers le jardin, sous les grands arbres, et de se jeter à ses pieds en lui murmurant des mots d’amour. Son émotion était si forte qu’il dut tousser légèrement, et ne sachant quoi lui dire, il commença à lui parler de sa mère et de ses sœurs. Toute la famille devait aller vivre à Londres, au moins pendant quelque temps.

— J’espère que vous irez les voir et que vous leur parlerez un peu de moi, de ce que vous aurez vu, dit-il d’une manière pressante.

Comme un homme prêt à quitter la vie, il espérait par ce misérable subterfuge se rappeler plus longtemps à sa mémoire.

— Certainement, dit-elle, je serai heureuse de leur rendre visite quand je serai de retour, mais ce « quand » est peut-être loin.

Il distingua un léger soupir. Une curiosité jalouse et cruelle lui fit demander :

— Vous sentez-vous découragée, Miss Moorsom ?

Un silence suivit cette question.

— Voulez-vous dire que le cœur me manque, dit-elle ?. Je vois que vous ne me connaissez pas.

— Oh ! on espère toujours, murmura-t-il.

— Il s’agit, Monsieur Renouard, d’une réparation. Je suis ici pour que la vérité soit établie. Il ne s’agit pas de moi-même.

Il eut envie de la saisir à la gorge ; chacune de ces paroles insultait à sa passion, mais il se contenta de dire :

— Je n’ai jamais mis en doute la noblesse de votre but.

— Entendre le mot découragement mêlé à tout cela me surprend,