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Renouard laissa retomber derrière lui la légère tenture de la porte. La voix du professeur Moorsom disait :

— On m’a dit qu’il s’était fait des ennemis de presque tous ceux qui ont eu affaire à lui.

Cela, ce n’est rien ; il a fait ce qu’il a voulu faire, son œuvre, comme moi.

— On dit qu’il n’a jamais pris garde à ce que cela coûtait, pas même aux existences.

Le planteur comprit qu’on parlait de lui ; mais avant qu’il eût eu le temps de s’éloigner, Mme Dunster intervint doucement :

— Ne vous laissez pas influencer par ce que le monde dit de lui. Ce sont des envieux.

Il entendit alors la voix de Miss Moorsom répondre à la vieille dame :

— Oh ! on ne me trompe pas facilement. J’ose dire que je possède l’instinct de la vérité.

Il s’éloigna de cette maison, le cœur plein d’effroi.



VI


Une fois à bord de la goélette, couché sur le divan et les poings sur les yeux, Renouard décida qu’il ne retournerait pas dîner dans cette maison. Il le décida au moins vingt fois. L’idée qu’il n’avait qu’à monter sur le pont et à commander tranquillement : « Parez le cabestan » pour que la goélette reprenant vie fût le lendemain à trente lieues de là, en mer, trompait sa volonté. Rien de plus facile. Et cependant ce jeune homme à qui son audace intrépide avait fait tant d′ennemis, cet inflexible chef de deux expéditions brillantes et tragiques, reculait devant un acte de farouche énergie et commençait à se chercher des excuses.

Non, vraiment, reculer comme un lâche qui se coupe la gorge n’était pas digne de lui ! Il acheva de s’habiller et regarda dédaigneusement dans le miroir son impassible visage.

Pendant le trajet en canot, il se rappela tout à coup la sauvage beauté d’une cascade à Menado, alors qu’il était encore petit garçon, il y avait bien longtemps. Une légende racontait qu’un gouverneur des Indes hollandaises en tournée officielle s’était suicidé en s’y précipitant. On supposa qu’une maladie incurable l’avait dégoûté de la vie. Mais y