Page:Conrad - En marge des marées.djvu/41

Cette page a été validée par deux contributeurs.

nature, il pouvait trouver en soi-même tous les courages, excepté celui de fuir le danger.

C’était probablement la rareté même des sujets de conversation qui faisait que Miss Moorsom l’engageait si souvent à lui parler de sa propre existence. Il ne s’y refusait pas ; il était affranchi de cette vanité timide et exacerbée qui fait se crisper si souvent les lèvres des hommes vains et glorieux.

Tout en regardant la pointe de son soulier, et en retenant sa voix, il lui parlait en pensant qu’un moment viendrait, bientôt, où elle se lasserait de lui prêter même son inattention. Et lorsque son regard glissait vers elle, elle lui apparaissait éclatante et parfaite, le regard vague, perdu en une immobilité mélancolique, et la tête penchée, semblable à quelque Vénus tragique qui surgissait devant lui, non pas de l’écume de la mer, mais de l’infini lointain, confus et mystérieux de l’innombrable humanité.


V


Un après-midi, en arrivant sur la terrasse, Renouard n’y trouva personne. Ce lui fut à la fois une déception mélancolique et un amer soulagement.

La chaleur était intense, l’air calme. Les hautes fenêtres de la maison restaient grandes ouvertes. À l’extrémité de la terrasse, des chaises groupées autour d’une table à ouvrage donnaient la sensation d’invisibles occupants, d’un conciliabule de fantômes. Renouard regarda ces chaises avec une sorte de terreur. Un bruit de voix, léger, furtif, qui venait d’une pièce voisine, augmentait encore l’illusion et fit s’arrêter le visiteur hésitant. Il s’accouda à la balustrade de pierre, auprès d’un grand vase où s’épanouissait une étrange plante tropicale.

C’est là que le trouva le professeur Moorsom qui revenait du jardin, un livre sous le bras et s′abritant d’une ombrelle blanche. Fermant son ombrelle, le philosophe vint s’accouder près du jeune homme en lui faisant remarquer combien la chaleur augmentait à cette saison. Le planteur en convint et changea un peu de place ; après un court silence, le philosophe lui posa à brûle-pourpoint une question, qui, comme un coup sur la tête, le priva momentanément de la parole et même de la pensée, et qui, plus douloureusement encore, le laissa tout frisson-