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étincelait dans la sombre clarté des yeux de la jeune femme, et lorsqu’elle les tournait vers lui, ils lui semblaient donner à la vie tout entière une signification nouvelle. Il se persuadait qu’un autre homme, avant de sombrer dans la folie apaisante, aurait vu réduire en cendres son esprit à des feux d’un tel éclat. Il ne se flattait pas d’une pareille chance ; son esprit avait su traverser, indemne, la fournaise des soleils et des déserts embrasés, les colères flambantes dressées devant la faiblesse des hommes et la tenace cruauté de l’impitoyable nature.

N’étant pas fou, il lui fallait se tenir sans cesse sur ses gardes, pour ne pas se laisser aller à des silences chargés d’adoration, ou à des accès de paroles violentes. Il lui fallait surveiller ses yeux, ses gestes, les muscles de son visage. Leurs entretiens étaient tels qu’on le pouvait attendre d’eux ; elle, une jeune fille sortie tout justement de l’épais crépuscule de quatre millions d’êtres et de la vie artificielle de plusieurs saisons à Londres ; lui, l’homme des tâches précises, des actions conquérantes, habitué aux vastes horizons, évitant, jusque dans ses délassements même, ces agglomérations où l’on diminue sa valeur à ses propres yeux. Ils n’avaient à leur service la petite monnaie des conversations. Il leur fallait se servir d’idées générales ; ils les échangeaient sans grande originalité. Ce n’était guère un commerce sérieux. Peut-être n’avait-elle pas beaucoup de ressources à cet égard. Rien de remarquable ne venait d’elle. On ne pouvait pas dire que, de son contact avec le monde extérieur, elle eût reçu des impressions vraiment personnelles et différentes de celles qu’éprouvent les autres femmes. Sa séduction venait de sa sérénité, de ses attitudes graves, d’un irrésistible rayonnement féminin. Il ne savait pas ce qui pouvait se cacher derrière ce front d’ivoire si splendidement façonné, si glorieusement couronné ; il lui était impossible de dire quels étaient ses sentiments et ses pensées. Ses réponses étaient toujours précédées d’un court silence, pendant lequel il restait suspendu à ses lèvres. Il se sentait en présence d’un être mystérieux en qui parlait une voix inouïe, comme une voix d’oracle qui communique au cœur une inquiétude infinie.

Il se satisfaisait pourtant de rester assis là, en silence, les dents serrées, dévoré de jalousie ; et nul n’aurait pu deviner que son attitude, pleine de déférence à l’égard de ces vieilles gens, dissimulait le suprême effort de sa volonté stoïque, que la terrible surveillance de ses secrètes tortures l’occupait tout entier, pour que la force ne vînt pas à lui manquer. Comme jadis au cours de ses luttes avec les forces de la