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mis fin à son rêve était la brise du matin, entrant par le hublot et lui effleurant le visage.

Oui, et pourtant toute cette explication rationnelle de la vision fantastique ne faisait que la rendre plus mystérieuse encore et plus étrange. Il y avait de la sorcellerie dans ce rêve. C’était une de ces circonstances qui jettent l’homme hors du domaine d’un ordre établi pour lui et n’en font plus qu’un être en proie à d’obscures suggestions.

Désormais, sans même essayer de s’en défendre, il passa toutes ses après-midi dans cette maison où elle vivait. Il y alla aussi passivement qu’en rêve. Il ne put jamais comprendre comment il en était arrivé à vivre sur ce pied d’intimité chez les Dunster. Était-ce dû à son mérite personnel, ou à ce qu’il était l’inventeur de l’industrie de la soie végétale ? Probablement à cette dernière raison, car il se rappelait clairement, aussi clairement que dans un rêve, avoir entendu le vieux Dunster lui dire qu’il serait bientôt chargé d’explorer les districts du Nord, afin d’y trouver des terrains favorables à la culture de la plante. Le vieillard avait hoché la tête d’un air entendu. C’était vraiment aussi absurde qu’un rêve.

Willie serait là ce soir, bien entendu ; mais c’était, lui aussi, plutôt un être de cauchemar, virevoltant autour du cercle des chaises, s’agitant en habit de soirée, comme une chauve-souris gigantesque, répugnante et sentimentale. « Il faut en finir une bonne fois, dans le monde entier, avec leurs sacrés cocons », bourdonnait-il de sa voix étouffée. Il montrait d’ailleurs une horreur extrême des insectes de toute espèce.

Un soir, il était arrivé avec une fleur rouge à la boutonnière ; rien ne pouvait être plus ridiculement fantastique. Un jour, il avait dit à Renouard :

— Il vous appartient de modifier l’histoire de notre pays, car les conditions économiques font l’histoire des nations, oh ! combien !

Il s’était retourné alors vers Miss Moorsom, comme pour obtenir son approbation, en baissant vers elle son nez en spatule et en la regardant avec un regard attendri, de ses yeux abrités sous d’absurdes sourcils qui poussaient comme des roseaux sur sa peau spongieuse. Car cet individu énorme et bilieux était un économiste doublé d’un sentimental à la larme facile, et membre du Cobden Club.

Afin de le rencontrer le moins possible, Renouard commença à arriver plus tôt et à partir avant son apparition, sans pour cela abréger par trop ces heures de secrète contemplation qui le faisaient vivre. Il avait renoncé à s’abuser plus longtemps. Sa résignation était sans