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IV


Il retourna à bord de la goélette qui se dressait toute blanche et comme suspendue dans l’atmosphère crépusculaire et le rayonnement cendré du vaste port. Il contraignit ses idées à être aussi sobres, aussi raisonnables, aussi mesurées que l’avaient été ses paroles, dans la crainte d’une véritable débâcle morale. À l’approche de la nuit, il appréhendait l’insomnie et l’infinie tension de cet effort épuisant. Il fallait l’envisager pourtant. Il s’étendit, dans l’obscurité, en soupirant longuement. Il se vit, tout à coup, portant une petite lampe bizarre, reflété au grand miroir d’une chambre, dans un palais abandonné. Dans cette saisissante image de soi-même il reconnut quelqu’un qu’il lui fallait suivre : le guide effrayé de son rêve. Il franchit des galeries sans fin, une succession de salles immenses, d’innombrables portes. Il s’égarait tout à fait, puis soudain retrouvait sa route. Les pièces succédaient aux pièces. À la fin, la lampe s’éteignit et il trébucha contre un objet qui lui parut froid et lourd à porter. La pâle lueur de l’aube lui découvrit que c’était la tête d’une statue. Les cheveux de marbre imitaient la ligne hardie d’un casque et, sur les lèvres, le ciseau du sculpteur avait laissé un sourire énigmatique. Cette tête ressemblait à Miss Moorsom. Tandis qu’il la regardait fixement, la tête devint légère entre ses doigts, diminua peu à peu et tombant en morceaux se réduisit à une poignée de poussière que dispersa le souffle d’un vent si froid que Renouard s’éveilla en sursaut, pris d’un frisson de désespoir, et sauta vivement hors de sa couchette. Il faisait jour réellement. Il s’assit à la table de sa cabine et, se prenant la tête entre les mains, resta longtemps immobile.

Il se mit, avec calme, à analyser son rêve. La lampe qu’il avait vue se rapportait évidemment à la recherche d’un homme, mais en y réfléchissant, il se rappela que l’image vue dans le miroir n’était pas celle du véritable Renouard, mais de quelqu’un d’autre, dont il ne pouvait se rappeler le visage. Dans ce palais désert, il vit la transformation sinistre de ces longs couloirs aux portes nombreuses du grand bâtiment dont le journal occupait le premier étage. Cette tête de marbre avec le visage de Miss Moorsom ? Eh ! bien ? De quel autre visage aurait-il donc pu rêver ? Et son teint n’était il pas plus beau que celui du marbre de Paros, plus pur que celui des anges ? Le vent qui avait