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— Mais votre santé, votre santé morale, mon cher ! reprit le journaliste. Ne serait-ce que pour vous accoutumer à voir des visages dans la rue, sans qu’il vous frappent à ce point, pour devenir un peu plus sociable. Je pense que vous pouvez bien avoir confiance en votre assistant pour vos affaires. Il y a aussi le mulâtre, le Portugais : il sait ce qu’il y a à faire. À propos, demanda le journaliste en regardant fixement son ami, quel est donc son nom ?

— De qui ?

— De votre assistant, que vous avez ramassé derrière mon dos ? Renouard eut un mouvement d’impatience :

— Je l’ai rencontré un soir, par hasard, et j’ai pensé qu’il pourrait faire l’affaire aussi bien qu’un autre. Il venait de l’intérieur et ne semblait pas se plaire en ville. Il m’a dit que son nom était Walter. Je ne lui ai pas demandé une preuve, vous savez.

— Je n’ai pas idée que cela marche avec vous.

— Qui vous fait croire cela ?

— Je ne sais pas, quelque chose dans vos manières, quand vous en parlez.

— Mes manières ? Vraiment ! Je ne trouve pas que ce soit un grand sujet de conversation, voilà tout. Pourquoi ne pas parler d’autre chose ?

— Bien sûr, vous n’admettrez pas vous être trompé. Ce n’est pas votre genre. Mais j’ai dans l’idée que c’est ainsi.

Renouard se leva pour partir, puis, hésitant, regarda le journaliste assis dans son fauteuil.

— Bizarre, tout cela, dit-il avec le plus grand sérieux, et il se dirigeait vers la porte, quand la voix du rédacteur l’arrêta.

— Savez-vous ce qu’on dit de vous ? Qu’il vous est impossible de vous entendre avec quelqu’un que vous ne puissiez pas maltraiter. Avouez tout de même qu’il y a quelque chose de vrai dans ce propos.

— Non, dit Renouard. Vous avez mis cela dans votre journal ?

— Non. Je n’en étais pas tout à fait sûr. Mais, par contre, ce que je dirai, ce dont je suis certain ; je crois que, quand vous vous êtes attelé à une besogne, vous ne comptez pour rien votre vie ni celle des autres. Cela, ce sera imprimé un de ces jours.

— Comme notice nécrologique, alors ? dit Renouard d’un ton négligent.

— Assurément, un jour ou l’autre.

— Vous vous croyez donc immortel ?

— Non, mon cher, mais la voix de la presse est éternelle, et il lui