Page:Conrad - En marge des marées.djvu/30

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Renouard s’était levé, et restait debout, le cœur battant, étrangement agité par cette histoire, dépouillée pourtant de tout éclat par la nature parfaitement prosaïque du narrateur. Le journaliste ajouta : « On m’a demandé d’aider à la recherche. »

Là-dessus Renouard marmotta quelque chose comme une formule d’excuse à propos d’un rendez-vous pris, et il sortit. La netteté foncière de son esprit ne pouvait le défendre d’une sensation de jalousie croissante. Il pensait qu’évidemment ce n’était pas un homme de ce genre-là qui pouvait être digne du fidèle attachement d’une semblable jeune fille. Mais il avait assez vécu pour savoir que les actes, les vues et les idées d’un homme ne sont pas nécessairement à la hauteur de son caractère ; et pénétré d’une émotion délicate, par égard pour cette splendide créature, il s’efforça d’imaginer un homme pourvu d’une rare supériorité morale, de dons extérieurs et d’une extraordinaire séduction. Ce fut en vain. Au sortir de longs mois de solitude et plusieurs jours passés en mer, la beauté de la jeune fille se présentait à lui, invincible dans sa splendeur, à moins que ce ne fut par sa propre faiblesse. Il était plus aisé de croire à une telle faiblesse que de supposer à cet homme des qualités susceptibles de le rendre digne d’elle. Plus aisé, et moins humiliant. La faiblesse peut être généreuse, et chez une pareille femme elle ne pouvait être que généreuse, tandis que de l’imaginer subjuguée par quelqu’un de commun, cela c’était intolérable.

La force même de l’impression physique qu’il avait reçue de Miss Moorsom (de semblables impressions sont les sources véritables des mouvements les plus profonds de notre âme) lui rendait cette idée inconcevable. Le prince charmant n’a jamais vécu hors des contes de fée ; il ne vit pas dans le domaine du Monde et de la Monnaie et au surplus en y trébuchant. De la générosité, c’était assurément cela. Oui, c’était sa générosité. Mais cette générosité était à la fois royale dans sa splendeur et presque absurde dans sa prodigalité, ou peut-être divine.

Le soir, à bord de sa goélette, assis sur le bastingage, les bras croisés et les yeux fixés sur le pont, le planteur se laissa environner par la nuit, plongé dans une méditation sur le mécanisme des sentiments et les sources de la passion. Et tout le temps il lui sembla que la jeune fille était réellement présente. Son impression avait été si pénétrante qu’au milieu de la nuit, réveillé en sursaut, les yeux hagards dans l’obscurité de sa cabine, il n’évoqua pas l’image de la jeune fille, mais il en respira le discret parfum ; et il aurait pu jurer qu’il avait été réveillé par le léger froissement de sa robe. Il se redressa quelque temps dans la nuit,