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serviteur de son père, à la campagne, en lui défendant absolument de dévoiler l’endroit de sa retraite. Mais le vieil imbécile ne trouva rien de mieux que de s’en aller rôder aux abords de la maison des Moorsom, en ville ; peut-être mit-il dans la confidence la femme de chambre de Miss Moorsom et écrivit-il à « Monsieur Arthur » que la demoiselle allait bien et semblait heureuse, ou quelque chose d’aussi réjouissant. Je veux bien que le jeune homme consentait à ce qu’on l’oubliât, mais je ne crois pas que ce genre de nouvelles l’enchantait. Qu’en dites-vous ?

Renouard, les jambes allongées et la tête penchée sur la poitrine, ne répondit rien. Un sentiment qui n’était pas à proprement parler de la curiosité, mais plutôt une sorte de vague angoisse assez désagréable, comme le symptôme d’une maladie mystérieuse, l’empêchait de se lever et de s’en aller.

— Il devait avoir évidemment des sentiments mélangés, affirma le rédacteur. Bien des garçons, par ici, reçoivent des nouvelles de chez eux avec des sentiments mélangés. Mais je me demande quels seront ses sentiments quand il saura ce que je vais vous dire, nous sommes sûrs qu’il n’en sait rien encore. Voilà six mois, un employé de la Cité, un simple employé de banque, se trouva arrêté à la suite d’une affaire de détournement ou quelque chose d’approchant. Se voyant sous le coup d’une sérieuse condamnation, il jugea bon de soulager sa conscience d’une vieille histoire de titres contrefaits ou supprimés qui prouva, clair comme le jour, l’honorabilité de notre gentilhomme ruiné. L’escroc était bien placé pour savoir à quoi s’en tenir, puisqu’il avait été employé dans la fameuse affaire, avant le krach. On ne put plus avoir de doute sur l’innocence du jeune homme ; mais où diable était-il, le jeune homme innocent, c’est ce qu’on ne savait pas. Nouvelle affaire sensationnelle dans le monde. Miss Moorsom déclara : « Il va venir me redemander et je l’épouserai. » Seulement, il ne revint pas. Entre nous, à l’exception de Miss Moorsom, personne ne désirait bien vivement son retour. Mais elle avait l’habitude de n’en faire qu’à sa tête. Elle perdit patience et déclara que, si elle savait où se trouvait le jeune homme, elle irait le chercher. Tout ce que l’on put tirer du vieux serviteur fut que la dernière lettre qu’il avait reçue portait le timbre de notre belle ville et que c’était la seule adresse qu’il eût jamais connue de « Monsieur Arthur ». Et voilà. À dire vrai, le vieux serviteur était à l’article de la mort, emporté par une maladie de cœur ; Miss Moorsom ne put le voir ; elle alla à la campagne pour apprendre elle-même ce