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moment où elle a eu les cheveux relevés… Je ne m’attends pas du tout, d’ailleurs, continua-t-il, lorsque j’aurai l’honneur de lui être présenté, à trouver en elle la prime fleur de la jeunesse. Ces gens sont descendus chez les Dunster incognito, comme des princes du sang. Personne ne s’y laisse prendre, mais enfin ils aiment mieux cela. Et même, pour obliger le vieux Dunster, nous n’avons pas, dans le journal, fait mention de leur présence. Mais on mettra votre arrivée parmi nos célébrités locales.

— Juste ciel !

— Parfaitement. M. G. Renouard, l’explorateur, dont l’indomptable énergie, etc…, qui travaille actuellement à la prospérité de notre pays dans sa plantation de Malata… À propos, comment va la plante à soie ? Ça marche ?

— Oui.

— Avez-vous rapporté de la fibre ?

— Une pleine goélette.

— Je vois cela, vous pensez la faire transporter dans les usines d’essai de Liverpool, hein ? Les gros capitaliste, là-bas, sont très intéressés, n’est-ce pas ?

— En effet.

Il y eut un moment de silence, puis le journaliste ajouta lentement :

— Vous serez un homme très riche, un de ces jours. Le visage de Renouard ne trahit aucun sentiment à l’annonce de cette prophétie assurée ; il ne dit rien jusqu’à ce que son ami eût repris, d’un ton méditatif :

— Vous devriez intéresser le professeur Moorsom à cette affaire, puisque Willie vous a présenté.

— Comment, un philosophe

— Je ne crois pas qu’il soit ennemi de gagner un peu d’argent, et il doit savoir assez bien s’y prendre (ici la voix du journaliste se teinta de respect), il a su gagner une fortune avec sa philosophie.

Renouard leva les yeux, réprima un violent désir de sortir brusquement, mais quitta lentement son fauteuil :

— Ce n’est peut-être pas une mauvaise idée, dit-il ; d’ailleurs, de toute façon, je dois le revoir.

Il se demanda s’il avait réussi à atténuer le trouble de sa voix, si son intonation avait été assez détachée, car il était en proie à une vive émotion qui n’avait rien à voir avec l’aspect commercial de la question. Il arpentait la pièce comme pour s’en aller, quand il entendit un léger