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quarante paroles avec les autres convives. Tout à coup il l’avait vue, de loin, venir seule, vers lui, le long de la terrasse faiblement éclairée.

Elle était grande et souple et portait avec noblesse une tête couronnée d’une chevelure luxuriante, et à laquelle Renouard trouva un caractère particulier, quelque chose d’un peu païen.

Il avait été sur le point de se lever, mais l’approche résolue de la jeune fille l’avait fait rester à sa place. Il ne l’avait pas beaucoup regardée au cours de la soirée. Il n’avait pas cette liberté de regard que donnent l’habitude de la société et la fréquentation des étrangers ; ce n’était pas à vrai dire de la timidité, mais seulement la réserve d’un homme inhabile aux manœuvres de cette curiosité négligente qui sait tout voir sans y paraître.

Tout ce qu’avait retenu son premier regard scrutateur, immédiatement abaissé, ç’avait été l’impression des cheveux d’un roux splendide et de deux yeux très noirs. L’effet en avait été troublant mais furtif ; il l’avait presque oublié, lorsque tout à coup il la vit venir sur la terrasse, dans le rythme ondulant de toute sa personne, lente et empressée tout à la fois, comme si elle se contraignait. La lumière d’une fenêtre ouverte l’éclaira au passage, et la masse illuminée de ses cheveux relevés apparut soudain incandescente, ciselée et fluide, évoquant à l’esprit l’image d’un casque de cuivre poli, ou les lignes mouvantes d’un métal en fusion. À cette vue une admiration étonnée n’était emparée de Renouard ; mais il n’en souffla mot à son ami le rédacteur. Il ne lui confia pas non plus comment cette approche avait fait surgir en son esprit l’image de la grâce, de l’amour infini, et ce sens d’inépuisable joie que contient la beauté. Non, ce dont il fit part au rédacteur ce ne furent pas ses émotions, mais de simples faits énoncés d’une voix lente et en termes ordinaires.

— Cette jeune fille vint s’asseoir près de moi. Elle me dit : « Êtes-vous Français, Monsieur Renouard ? »

Il avait respiré une bouffée d’un parfum subtil dont il ne parla pas non plus : d’un parfum qu’il ne connaissait pas. La voix était grave et distincte. Les épaules et les bras nus brillaient d’une splendeur extraordinaire et, lorsqu’elle avait avancé la tête dans la lumière, il avait pu voir l’admirable ligne de son visage, le nez fin et droit aux narines mobiles, et le coup de pinceau exquis de ses lèvres rouges sur cet ovale sans couleur. L’expression des yeux se noyait dans un jeu d’ombres mystérieuses de jais et d’argent, sous les reflets de cuivre et d’or rouge