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arguments contre l’influence malsaine de la solitude, arguments en faveur d’un compagnon, fût-il même querelleur. Très bien. Il s’était montré docile et même aimable en cette circonstance. Mais ensuite qu’avait-il fait ? Au lieu de prendre conseil de son ami, d’un homme qui précisément connaissait la foule de gens sans emploi qui traîne sur le pavé de la ville, voilà que cet extraordinaire Renouard, tout à coup et presque en cachette, ramasse quelqu’un, Dieu sait qui, et s’embarque dare-dare avec lui pour Malata. Cette façon d’agir à son égard était aventureuse et sournoise. C’était là son genre. Aussi le journaliste, qui n’avait pas trouvé la chose à son goût, continua de rire, puis s’arrêtant soudain :

— Oh ! oh ! oui, à propos de votre assistant…

— Eh bien, quoi ? dit Renouard après un silence, tandis que son visage prenait un air d’ennui.

— N’avez-vous rien à m’en dire ?

— Rien, si ce n’est… Et l’expression butée qu’avaient prise le visage et la voix de Renouard s’effaça, tandis qu’il semblait hésiter un moment ; puis changeant d’idée : « Non, dit-il, rien du tout. »

— Vous ne l’avez pas ramené avec vous, par hasard, pour le changer d’air.

Le planteur de Malata regarda fixement son ami, puis secouant la tête il murmura négligemment :

— Je pense qu’il est très bien où il est… Mais j’aimerais bien que vous me disiez pourquoi le jeune Dunster a tant insisté pour m’avoir à dîner chez son oncle hier soir. Tout le monde sait combien je suis peu mondain.

Le rédacteur se récria devant tant de modestie. Son ami ignorait-il qu’il était leur seul et unique explorateur, l’homme qui expérimentait la plante à soie…

— Cela ne me dit toujours pas pourquoi j’ai été invité hier soir. Car jamais le jeune Dunster n’a songé à me faire cette politesse auparavant.

— Notre brave Willie ne fait jamais rien sans raison, c’est vrai.

— Et chez son oncle surtout…

— Il y habite.

— C’est vrai, mais il aurait pu m’inviter ailleurs. Le plus curieux est qu’il m’a bien paru que l’oncle n’avait rien de particulier à me dire. Il m’a souri aimablement deux ou trois fois, et c’est tout. C’était un grand dîner, environ seize personnes.