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moignon, lorsque Davidson, qu’il n’attendait pas, était apparu dans la nuit et l’avait fait s’enfuir.

« Agenouillé près de cette femme, si misérablement assassinée, Davidson se sentit débordé de remords. Elle était morte à cause de lui. Il se sentit comme pétrifié. Pour la première fois, il eut vraiment peur. Il aurait pu être assailli dans la nuit noire à tout moment par le meurtrier d’Anne-la-Rieuse. Il avoua qu’il eut instinctivement l’idée de s’éloigner du cadavre de cette femme en rampant sur les genoux et les mains, vers le refuge du bateau. Il m’a même dit qu’il commença à le faire.

« On se représente difficilement Davidson s’éloignant à quatre pattes de la femme assassinée, Davidson abattu et accablé par l’idée que cette femme était morte pour lui. Mais il ne put aller bien loin. Ce qui l’arrêta fut l’idée de l’enfant, l’enfant d’Anne-la-Rieuse (Davidson se rappelait les mots de la pauvre femme) qui n’avait pas même la chance d’un chien perdu.

« Cet être que la femme avait laissé derrière elle apparut à la conscience de Davidson comme un dépôt sacré. Il se releva courageusement tremblant encore intérieurement, rebroussa chemin et marcha vers la maison. Au fort même de sa crainte, il était très résolu, mais la sensation de ce crâne défoncé avait frappé son imagination et il se savait sans défense dans cette obscurité où il croyait entendre çà et là rôder les pas du meurtrier sans mains.

« Il n’hésita plus dans sa détermination. Il en réchappa d’ailleurs, sain et sauf, avec l’enfant. Il avait trouvé la maison vide. Un profond silence l’enveloppa tout le temps, sauf à un seul moment, juste comme il descendait l’échelle avec Tony dans les bras, un faible gémissement parvint à ses oreilles. Cela lui parut venir d’un endroit noir comme un four, entre les poteaux sur lesquels reposait la cabane, mais il ne s’arrêta pas pour s’en assurer.

« Il est inutile que je vous raconte en détails comment Davidson arriva jusqu’à son bord, avec le fardeau que le cruel destin de la pauvre Anne avait confié à ses bras ; comment, le lendemain matin, l’équipage épouvanté, après avoir observé de loin ce qui se passait à bord, le rejoignit avec empressement ; comment Davidson alla à terre et aidé par son mécanicien (à moitié mort d’effroi) enveloppa le corps d’Anne-la-Rieuse dans un drap et le ramena à bord pour être immergé un peu plus tard. Tout en s’occupant à cette pieuse tâche, Davidson regardant de droite et de gauche, aperçut un grand tas de vêtement blancs