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vers vous, dans la forêt, n’importe où. Oh ! Davy, va-t-il mourir ? cria-t-elle soudain à haute voix.

Davidson trouva trois hommes à la porte d’entrée. Ils lui firent place sans oser le regarder. Bamtz fut le seul à regarder par terre avec un air de honte. Le gros Français était resté vautré sur une chaise ; il gardait ses moignons dans ses poches, et s’adressa à Davidson.

« — C’est malheureux, cet enfant ! Le désespoir de cette femme m’obsède, mais je ne puis servir à rien dans le monde. Je ne pourrais même pas arranger l’oreiller de souffrance de mon meilleur ami. Je n’ai pas de mains. Voudriez-vous mettre dans la bouche d’un pauvre estropié une de ces cigarettes qui sont là ? Mes nerfs ont besoin d’un calmant, pour sûr, ils en ont besoin.

« Davidson s’en acquitta avec son habituel sourire aimable. Car sa placidité extérieure s’accentue, si possible, plus il y a de raison d’agitation ; et comme les yeux de Davidson, lorsque son esprit est très attaché à un sujet, deviennent très calmes et comme endormis, l’énorme Français eut toute raison de croire que cet homme était un simple mouton, un mouton tout prêt pour l’abattoir. Avec un « merci bien », il souleva sa masse énorme pour atteindre la chandelle avec sa cigarette, Et Davidson sortit.

« Pendant qu’il allait jusqu’à son navire et qu’il en revenait, il eut le temps d’examiner la situation. D’abord il se trouva porté à croire que ces gens (Niclaus, le Nakhoda blanc, était le seul qu’il connut auparavant, à l’exception de Bamtz) n’étaient pas d’une trempe à en venir à de telles extrémités. Ce fut en partie la raison pour laquelle il n’essaya même pas de prendre des mesures à bord. Il ne fallait guère compter sur ses pacifiques Kalashes dans une échaufourée contre des blancs. Son malheureux mécanicien aurait eu une attaque de nerfs à la simple idée d’un combat de ce genre. Davidson savait ne devoir compter que sur lui-même si jamais une telle affaire se produisait.

Naturellement Davidson ne pouvait estimer exactement la force d’initiative dont disposait le Français, ni la force de ses raisons d’agir. Pour un homme si désespérément estropié, ces dollars étaient une occasion unique. Avec sa part de vol, il pourrait ouvrir une autre boutique à Vladivostock, à Haiphong, à Manille, n’importe où, loin de là.

Il ne vint pas davantage à Davidson, qui est un homme courageux si jamais il en fut, l’idée que sa psychologie était inconnue du monde, et qu’à ce ramassis de forbans, qui le jugeaient sur son apparence, il