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« Comme beaucoup de gens très forts, Davidson a un pas très léger. Il grimpa les sept ou huit marches, traversa doucement la petite terrasse de bambou, mais ce qu’il vit à travers la porte d’entrée l’arrêta net.

« Quatre hommes étaient assis à la lumière d’une chandelle. Il y avait une bouteille, des verres et une cruche sur la table, mais ils n’étaient pas occupés à boire. Il y avait aussi deux jeux de cartes, mais ils ne se préparaient pas à jouer. Ils se parlaient en chuchottant, et ne s’étaient pas aperçus de sa venue.

« Il fut lui-même si surpris qu’il ne put, pendant un moment, émettre un son. Tout était tranquille, on n’entendait que le chuchottement de ces figures, groupées au-dessus de la table.

« Et Davidson, ainsi que je vous l’ai redit tout à l’heure, « n’aima pas cela ». Il « n’aima pas cela du tout ».

« Cette situation prit fin par un cri jailli du fond obscur de la pièce : « Ô Davy, vous m’avez fait peur. »

« Et Davidson distingua au-delà de la table la pâle figure d’Anne. Elle se mit à rire un peu, nerveusement, du fond des ténèbres qui enveloppaient ces parois sombres et tapissées de nattes.

« Au premier cri les quatre têtes se séparèrent et, quatre paires d’yeux pétrifiés s’arrêtèrent sur Davidson. La femme s’avança, chaussée d’espadrilles, n’ayant guère sur elle qu’une ample draperie indienne. Elle avait la tête enveloppée à la mode malaise, d’un mouchoir rouge et une masse de cheveux défaits pendant par derrière. Tout son gai plumage professionnel était littéralement tombé au cours de ces deux années, sauf un long collier d’ambre qu’elle portait autour de son cou découvert ; c’était le seul ornement qu’elle eut gardé. Bamtz avait vendu tous ses pauvres colifichets au moment de la fuite de Saïgon, quand leur association avait commencé.

« Elle s’avança, dépassa la table, vint dans la lumière, avec ce geste habituel qu’elle avait de tâtonner en étendant les bras (comme si son âme, pauvre fille, marchait en aveugle depuis bien longtemps), les joues pâles et creuses, le regard égaré, distrait, pensait Davidson. Elle s’avança rapidement, le prit par les bras, le fit entrer de force. « C’est le ciel qui vous envoie ce soir. Mon Tony est si malade, venez le voir, venez. »

« Davidson consentit. Le seul qui bougea fut Bamtz, qui fit le mouvement de se lever, mais se laissa retomber sur sa chaise. Davidson en passant l’entendit murmurer quelque chose comme « pauvre petit bougre ».