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jurant et tempêtant, et gémissant sur son malheur et son impuissance, jusqu’à ce que Niclaus eut réussi à le calmer.

« Ce fut lui qui eut l’idée de l’affaire et qui y engagea les deux autres, car ni l’un ni l’autre n’était de la race des hardis boucanniers, et Fector au cours de sa vie aventureuse n’avait jamais employé d’autres armes que la calomnie et le mensonge.

« Le soir même, ils partirent rejoindre Bamtz sur la prau de Niclaus, qui avait été amarrée sous le pont du canal, après en avoir déchargé la cargaison de noix de cocos, un jour ou deux avant. Ils ont dû passer auprès la Sissie ancrée et nul doute qu’il la considérèrent avec un vif intérêt, comme la scène de leur futur exploit, du « grand coup ».

« La femme de Davidson, à sa grande surprise, le bouda pendant plusieurs jours avant son départ. Je ne sais s’il s’aperçut qu’en dépit de son profil angélique, c’était une femme stupidement entêtée. Elle n’aimait pas les tropiques. Il l’avait amenée dans cet endroit où elle ne connaissait personne et maintenant il n’avait plus d’égards pour elle. Elle avait le pressentiment d’un malheur, et malgré toute la peine que Davidson prit à lui donner des explications, elle ne pouvait arriver à comprendre pourquoi on ne tenait pas compte de ses pressentiments. La veille au soir de son départ elle lui demanda d’un air soupçonneux :

— « Pourquoi désires-tu donc tant partir cette fois-ci ?

— « Je ne le désire pas, protesta le bon Davidson. Je n’y puis rien. Il n’y a personne pour me remplacer.

— « Vraiment, il n’y a personne ? » et elle lui tourna le dos lentement.

« Elle fut si froide avec lui ce soir-là que Davidson, par délicatesse, prit la résolution de lui dire adieu aussitôt et d’aller coucher à bord. Il se sentait très malheureux, et assez étrangement, plus pour son compte que pour celui de sa femme. Elle lui avait semblé beaucoup plus froissée que chagrine.

« Trois semaines plus tard, après avoir chargé une assez grande quantité de caisses pleines de vieux dollars (on les avait arrimées à l’arrière du lazaret avec une barre de fer et un cadenas qui assurait l’écoutille sous la table de sa cabine), et en avoir même eu plus qu’il ne pensait, il était sur son retour et en rade de la crique où Bamtz habitait et prospérait même, à certains égards.

« Il était si tard dans la journée que Davidson se demanda s’il y ferait escale cette fois. Il n’avait aucun égard pour Bamtz qui était un