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Il laissa la femme là, mais il lui fallait s’assurer d’un compagnon, car il ne pouvait se débrouiller tout seul. Avec qui s’en alla-t-il ? et où ? Quels autres compagnons a-t-il bien pu rencontrer par la suite, il est impossible de faire là-dessus la plus vague conjecture.

« Je ne sais absolument pas comment cela s’est passé ; vers la fin de mon séjour ici on commençait à entendre parler d’un Français mutilé qu’on avait rencontré ici ou là ; mais personne ne savait qu’il s’était acoquiné avec Niclaus, et qu’il vivait sur son bateau. Je crois pouvoir dire qu’il avait poussé Niclaus à une ou deux entreprises. En tout cas c’était assurément une association. Niclaus avait même un peu peur de ce Français, à cause de ses colères qui étaient terribles. Il avait alors l’air d’une sorte de démon ; mais un homme sans mains, qui est incapable de charger ou de manier une arme, peut tout au plus se servir de ses dents ; et à cet égard, Niclaus était sûr de pouvoir se défendre tout seul.

« Ce couple donc était justement là, seul, flânant dans le hall de cet hôtel borgne quand Fector y arriva. Après avoir quelque peu tourné autour du pot, car il se demandait jusqu’à quel point il pouvait avoir confiance dans ces deux gaillards, il répéta ce qu’il avait entendu dire dans le restaurant.

« Son histoire ne rencontra pas grand succès jusqu’à ce qu’il eut nommé la crique et prononcé le nom de Bamtz. Niclaus qui naviguait comme un indigène dans une « prau », déclara connaître très bien l’endroit. L’énorme Français, arpentant la pièce, les moignons dans les poches de sa veste, s’arrêta brusquement de surprise : « Comment ? Bamtz ? Bamtz ? »

« Il l’avait rencontré à plusieurs reprises dans sa vie et il s’écria : « Bamtz, mais je ne connais que çà », et il appliqua à l’adresse de Bamtz une si inconvenante épithète de mépris que lorsqu’ensuite il en parla comme d’une chiffe cela eut l’air d’un compliment.

« On peut en faire ce qu’on veut, déclara-t-il avec assurance. Bien sûr : il nous faut dépêcher de faire une visite à ce… (et ici une nouvelle épithète descriptive impossible à répéter), le diable m’emporte si on ne fait pas là un coup qui va nous retaper pour un bout de temps. Et il voyait un tas de dollars fondus en barres et vendus quelque part sur la côte de Chine. Quant à la fuite après le coup, il n’en doutait pas, la « prau » de Niclaus pouvait servir à cela.

« Dans son enthousiasme il sortit ses moignons de ses poches et se mit à les agiter en l’air. Puis les regardant, il les tint devant ses yeux.