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tout ce que Davidson disait au sujet de cette tournée qu’il devait faire pour recueillir les dollars, mais il en entendit suffisamment pour lui donner à penser.

« Il laissa Davidson s’en aller, et il se précipita ensuite vers le bas-quartier indigène jusqu’à une sorte d’hôtel borgne, tenu de compte-à-demi par un Portugais de bas-étage et un Chinois de la plus fâcheuse réputation ; cela s’appelait l’Hôtel Macao, mais c’était bien plutôt un tripot contre lequel on mettait en garde les camarades. Vous vous en souvenez peut-être ?

« La veille au soir, Fector y avait rencontré un couple intéressant, une association plus étrange encore que celle du Portugais et du Chinois. L’un d’eux, c’était Niclaus, vous savez bien celui avec une moustache à la tartare et le teint jaune comme un Mongol, sauf des yeux pas bridés et une figure moins plate. On ne pouvait dire de quelle race il était. Sous un certain angle il faisait l’effet d’un Européen très bilieux ; et je crois pouvoir dire qu’il en était ainsi. Il possédait une « prau » malaise et s’intitulait lui-même « Nakhoda », comme qui dirait le Capitaine. Vous vous rappelez maintenant. Il paraissait ignorer toute autre langue européenne que l’anglais, mais il arborait le drapeau hollandais sur son bateau.

« L’autre était ce Français sans mains, vous savez, celui que nous avons connu en 79 à Sydney, tenant un bureau de tabac en bas de George street. Vous vous rappelez cette énorme carcasse juchée derrière le comptoir, une grosse figure blême et une longue mèche de cheveux noirs rejetés en arrière comme un barde. On le voyait toujours essayer de rouler des cigarettes sur son genou avec ses moignons, racontant des histoires interminables sur l’Océanie, geignant et blasphémant tour à tour à propos de « mon malheur », comme il disait. Ses mains avaient été arrachées par une cartouche de dynamite pendant qu’il pêchait dans une lagune. Je crois que cet accident l’avait rendu plus méchant encore qu’auparavant, ce qui n’est pas peu dire. Il parlait toujours de « reprendre sa vie active », s’il pouvait trouver un camarade intelligent. Il était évident que cette petite boutique n’était pas un champ suffisant à son activité, et la femme maladive à figure emmitouflée qu’on apercevait parfois à la porte du fond n’était évidemment pas le compagnon qu’il lui fallait.

« À vrai dire il disparut de Sydney peu après, à la suite de difficultés qu’il avait eues avec la Régie au sujet de ses approvisionnements. Des marchandises volées dans un hangar ou quelque chose de ce genre.