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— « L’Orang Kaya m’a donné cette hutte vide pour y vivre tout le temps que je resterai ici, ajouta Bamtz.

— « Je vous en prie, Davy, s’écria la femme tout à coup. Pensez à ce pauvre gosse.

— « Vous l’avez vu ce malin petit diable ? dit le vagabond retraité avec un tel ton d’intérêt que Davidson se surprit à avoir pour lui un regard de sympathie.

— « Ça se pourrait, déclara-t-il. Il pensait d’abord exiger de Bamptz qu’il se comportât convenablement vis-à-vis de la femme, mais sa délicatesse excessive et aussi la conviction que les promesses d’un tel personnage n’avaient aucune valeur, l’en empêchèrent.

« Anne l’accompagna un peu, dans le sentier, tout en parlant avec angoisse :

« — C’est pour le petit ; que ferais-je de lui s’il me fallait aller errer dans les villes ? Ici il ne saura jamais que sa mère a été une traineuse. Et puis Bamptz est bon pour lui. Il a une vraie affection. Et je suppose qu’il me faut en remercier Dieu.

« Davidson frémit en pensant qu’une créature humaine en était tombée au point d’avoir à remercier Dieu des faveurs ou de l’affection d’un Bamtz.

« — Pensez-vous pouvoir vous arranger pour vivre ici, demanda-t-il doucement.

« — Bien sûr ? Vous savez je me suis toujours attachée aux hommes, en dépit de tous, jusqu’à ce qu’ils aient eu assez de moi. Vous voyez où j’en suis maintenant. Mais, au fond, je suis toujours ce que j’étais. J’ai agi de bonne foi avec tous, l’un après l’autre. Seulement ils se sont lassés pour une raison ou l’autre. Oh ! Davy. Harry n’aurait pas dû me lâcher. C’est lui qui m’a perdue.

« Davidson lui apprit que Harry le Perlier était mort depuis quelques années ; peut-être ne le savait-elle pas.

« Elle fit signe qu’elle le savait et se mit à marcher silencieusement à côté de Davidson jusque près de la berge. Alors elle lui dit que sa rencontre avec lui lui avait remis en mémoire tout l’ancien temps. Il y avait des années qu’elle n’avait pleuré. Elle n’était pas du tout une femme à pleurer. C’était de s’entendre appeler Anne-la-Rieuse qui l’avait fait éclater en sanglots, comme une sotte. Harry était le seul qu’elle eut aimé, les autres !…

« Elle haussa les épaules. Mais elle pouvait se vanter d’avoir été loyale à l’égard des partenaires successifs de ses tristes aventures. Elle