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ne lui était jamais rien arrivé de fâcheux. J’ai entendu dire que le Rajah de Dongala lui avait donné pour cinquante dollars de marchandise et payé son passage à bord d’une « prau », simplement pour s’en débarrasser. Et remarquez que rien n’eût empêché le vieux de faire couper la gorge à Bamtz et de faire jeter sa carcasse en eau profonde au-delà des récifs ; car qui en ce monde se fut inquiété de Bamtz ?

« On l’a vu vagabonder dans ces parages, ici ou là, aussi loin dans le nord que le Golfe du Tonkin. Il ne dédaignait pas non plus, de temps en temps, une période de civilisation. Ce fut pendant une de ces périodes, à Saïgon, que, barbu et digne (il se donnait alors comme comptable), il rencontra Anne-la-Rieuse.

« Cela ne vaut pas la peine de détailler les débuts de celle-ci, mais il faut tout de même en parler un peu. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il ne restait plus grand courage dans son fameux sourire, lorsque Bamtz lui parla pour la première fois dans un café de bas étage. Elle s’était échouée à Saigon avec un peu d’argent qu’elle économisait et, dans un grand embarras, à cause d’un enfant qu’elle avait, un gosse de cinq ou six ans.

« Un garçon, je me rappelle, qu’on appelait Henri le Perlier l’avait amenée, le premier, dans cette région-ci ; d’Australie, je crois. Il l’y amena et la lâcha, et elle alla dériver de ci de là. La plupart de nous la connaissait ; de vue, en tout cas. Il n’est personne dans l’Archipel qui n’ait entendu parler d’Anne-la-Rieuse. Elle avait vraiment un rire agréable et argentin, toujours à sa disposition, si je puis ainsi dire, mais cela ne suffisait probablement pas pour faire fortune. La pauvre créature était toute prête à s’attacher à un homme à peu près passable, pourvu qu’il se laissat faire, mais elle était toujours lâchée ; comme c’était à prévoir.

« Elle avait été abandonnée à Saïgon par le capitaine d’un navire allemand, avec lequel elle avait, pendant près de deux ans, navigué sur la côte de Chine jusqu’à Vladivostock. L’Allemand lui avait dit : « Maintenant, c’est fini, mein Taubchen, je rentre chez moi pour épouser la fille à laquelle je me suis fiancé avant de partir. » Et Anne répondit : « C’est bien, je m’en vais ; on se sépare bons amis, n’est-ce pas ? »

« Elle tenait beaucoup à se séparer bons amis. L’Allemand lui répondit : « Bien sûr. » Au moment des adieux, il eût l’air ennuyé. Elle se mit à rire et revint à terre.

« Mais pour elle il n’y avait vraiment pas de quoi rire. Elle avait l’idée